L'édito de Pascal Boniface

« Histoires extraordinaires des matières premières » – 3 questions à Alessandro Giraudo

Édito
18 juillet 2017
Le point de vue de Pascal Boniface
Alessandro Giraudo, économiste, est Chief Economist du groupe international Viel Tradition. Il enseigne la finance et l’histoire économique de la finance à l’Institut Supérieur de Gestion (ISG). Dans son dernier ouvrage paru aux éditions François Bourin, il livre sur un ton plaisant, un pot-pourri de brèves histoires et anecdotes économiques qui ont forgé l’économie du monde à travers les matières premières.

On a du mal à imaginer qu’il y a plus de vingt siècles le prix du sel était le même que celui de l’or…

Dans le passé, la demande de sel a toujours été très forte et l’offre relativement faible. En effet, bien qu’on le trouve dans l’eau de la mer et dans les mines, il faut le transporter sur de longues distances : il est très lourd et la déperdition est importante.

La raison essentielle de la cherté du sel tient à ses nombreuses propriétés et utilisations. Avant tout, il a été le seul « réfrigérateur » pour tous les hommes dans les différents continents et pendant longtemps. Viandes, poissons, fruits et légumes ont été conservés et ont pu être transportés grâce au sel et aux différentes méthodes de salaison. Par exemple, le développement de la pêche dans la mer du Nord et dans le bassin Baltique a été largement favorisé par la disponibilité de sel provenant des côtes françaises et des mines de sel gemme polonaises et du centre de l’Europe. Il ne faut pas oublier que la salinité du bassin Baltique est bien inférieure à celle des autres mers…Par ailleurs, l’Homme – comme les animaux – a absolument besoin de sel dans son alimentation. En Hollande, la peine capitale a ainsi pu prendre la forme d’une alimentation entièrement dépourvue de sel ; la victime dépérissait à vue d’œil progressivement jusqu’à la mort…On rappelle toujours que la cavalerie du général Lee, au cours de la guerre de Sécession, a été décimée par manque de sel ; les montures souffraient de gonflement de la langue et du bas des jambes. Tout au long de cette guerre très meurtrière, les combattants ont essayé de conquérir ou de détruire les centres de production de sel pour saboter les capacités de l’ennemi de conserver les aliments et priver les animaux (chevaux et bétail) de sel, aliment essentiel.  De plus, le sel a toujours été utilisé par les carabins des armées pour désinfecter les petites blessures, méthode largement adoptée par toutes les populations. Et les mineurs, aussi, ont employé du sel pour l’extraction de certains métaux (argent, cuivre, par exemple).

Donc l’équation sel = pouvoir a été valable pendant longtemps et les producteurs, les marchands et les distributeurs ont toujours pratiqué des prix très élevés pour ce produit irremplaçable dans la vie de l’Homme. Certaines régions ont largement profité du fait de disposer de sel : c’est le cas des centres de production de la Sicile occidentale, de Venise qui, initialement, a basé son pouvoir sur le monopole du commerce du sel dans l’Adriatique. Le Yunnan, la riche province chinoise, a pu garder une certaine liberté d’action car elle ne dépendait pas des arrivages de sel de la côte de la mer de Chine. De même, les empereurs Inca ont été protégés par la disponibilité du sel des salars des Andes, sans dépendre du sel du Pacifique.

Par ailleurs, on remarque que les trésors publics ont toujours imposé une fiscalité très lourde sur le sel, l’équivalent du pétrole de nos jours. Dans les Alpes franco-italiennes les contrebandiers de sel ont toujours détesté les gabelous[1].Beaucoup de guerres ont eu pour cause la fiscalité sur le sel. Un de ces conflits les plus connus s’est déroulé en 1540 à Pérouse, région contrôlée par le Pape qui souhaitait augmenter la pression fiscale sur le sel. La population s’était révoltée ; le Pape envoya le condottiere Pier Luigi Farnese (son fils) qui écrasa les citoyens de la ville. Ils durent accepter la hausse. Mais la réaction des boulangers fut très nette : ils commencèrent à produire du pain sans sel…tradition qui perdure encore maintenant.

Vous expliquez que c’est pour obtenir la noix de muscade de l’île de Run en Indonésie que les Néerlandais ont laissé Manhattan aux Anglais. Pouvez-vous développer ?

La noix de muscade figure parmi les épices les plus chères de toute l’Histoire. Le centre principal de production a été concentré au sein de l’île de Run, faisant partie de l’archipel de Banda, en Indonésie. Deux grandes puissances commerciales – l’Angleterre et la Hollande – se battent très durement pour contrôler cette production et le commerce. La possession de l’île passe d’un pays à l’autre, à la suite d’un conflit qui se déroule aussi dans le Ponant et touche Manhattan. En 1525, la péninsule de Manhattan est explorée par Giovanni da Verrazzano, un Italien au service de François Ier. Plus tard, Manhattan est occupée par Henry Hudson, un Anglais qui travaille pour la VOC (la compagnie des Indes hollandaise). Le délégué de la Compagnie, Peter Minuit, l’achète aux Indiens Lenape pour 60 florins, payés en wampuns (coquillages très appréciés par les tribus indiennes de l’Amérique du Nord). En 1664 ce sont les Anglais qui occupent Manhattan ; ils rebaptisent la ville (anciennement New Amsterdam) New York, en honneur du duc de York et d’Albany. Cet événement figure parmi les causes de la seconde guerre anglo-hollandaise. En 1667, trois ans après le début du conflit, les participants (Londres, Amsterdam et Copenhague) signent le traité de Bréda ; une des clauses prévoit que la péninsule de Manhattan reste sous contrôle des Anglais, tandis que les îles de Banda et le Surinam demeurent sous contrôle néerlandais. Londres est la grande perdante de cette guerre ; l’Angleterre est affaiblie par la peste et par le grand incendie de 1666 qui frappe la capitale.

Les hommes de la VOC sont très contents de conserver le contrôle de l’île de Run qui, à leurs yeux, vaut beaucoup plus que Manhattan, où le seul commerce est réalisé avec les Indiens qui vendent des fourrures. Pour protéger les prix de la noix muscade, les marchands hollandais n’hésitent pas à brûler le surplus des stocks dans les magasins d’Amsterdam. Au cours de la troisième guerre anglo-hollandaise, les Néerlandais reprennent Manhattan (1673), mais la paix de Westminster de l’année suivante met fin au conflit et confirme que Manhattan reste dans les mains des Anglais et que les îles de Banda (avec le Surinam) demeurent hollandaises. Une curiosité : la guerre en Extrême-Orient continue neuf mois après la signature de la paix…C’est le temps qu’il faut pour communiquer aux combattants locaux la fin des hostilités!

Quelle est cette première crise énergétique, qui a lieu au XVIIe siècle, mentionnée dans votre ouvrage ?

Au cours du XVIIe siècle, la crise énergétique qui a bouleversé l’Europe a également eu un impact important sur le reste du monde. Il s’agit de la première crise énergétique de toute l’Histoire.

En premier lieu, la demande par les artilleries de « bouches à feu » a explosé avec une série presque ininterrompue de guerres dans le vieux continent. Pour fondre le bronze et le fer (surtout en Suède et en Russie), des forêts entières sont coupées (pour produire du charbon de bois) et la déforestation autour de Londres devient dramatique. Au même moment, les marines militaires et commerciales se déploient sur les mers et les océans. Pour lancer un galion il faut disposer de 4 000 arbres de grande qualité et la consommation de bois dépasse l’offre. Certaines marines sont forcées de faire fabriquer plusieurs de leurs bateaux dans les Caraïbes, au Brésil, en Inde et en Indonésie. Par ailleurs, une vague importante d’urbanisation se manifeste avec une forte demande de bois pour la construction des maisons et aussi la restructuration et la construction des murailles de fortification des villes pour contrecarrer une nette amélioration des capacités de destruction des artilleries (canons de plus gros calibre, obus plus puissants, nette amélioration de la précision des tirs). La réponse, naturellement, est dans l’utilisation de la brique destinée aux maisons de la grande majorité des populations, de la pierre pour les classes bourgeoises et du marbre pour les bâtiments habités par les puissants et pour ceux destinés aux fonctions publiques.

De plus, le climat change d’une façon significative : on parle de la petite glaciation qui commence au cours du XVIIe siècle et dure pendant plus de deux siècles. Les peintres flamands sont des témoins très attentifs de cette réalité et peignent des patineurs s’amusant sur des rivières et des canaux gelés. À Londres, un marché hebdomadaire est même organisé sur la Tamise, totalement glacée. Les peintres italiens, aussi, sont des témoins précis de ce changement climatique : les femmes de la Renaissance aux décolletés généreux sont progressivement remplacées par des dames arborant des collerettes et des vestes très lourdes ; les hommes se font peindre avec de pesantes fourrures qui les protègent contre le froid et montrent leur richesse.

Les conséquences sont incroyables : au cours du XVIIe siècle, les prix du bois sont multipliés par quatre en moyenne, avec des pics en fonction des lieux et de la qualité. On essaye de prospecter et développer des champs de tourbe dans les Flandres (où on signale une forte utilisation des moulins à vent) et d’employer la houille qui affleure en surface dans certains bassins anglais, franco-belges, de l’Allemagne rhénane, des montagnes du centre de l’Europe et du Donbass. Des mouvements tectoniques des équilibres entre les nations se préparent à cause – ou grâce – à cette crise qui relance la compétition et la compétitivité en Europe et, progressivement, dans le monde entier, avec une grande redistribution des cartes du pouvoir…

[1] Le mot gabelle provient de l’arabe et signifie taxe.
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