L'édito de Pascal Boniface

« Un monde nouveau en manque d’Amérique » – 5 questions à Simon Serfaty

Édito
2 décembre 2021
Le point de vue de Pascal Boniface
Politologue américain, professeur émérite à l’Université Old Dominion à Norfolk, et chaire Brzezinski (émérite) au Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington, Simon Serfaty répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de la nouvelle édition de son ouvrage « Un monde nouveau en manque d’Amérique » aux éditions Odile Jacob (2014, 2021)

 

Pour vous, l’une des entraves à la puissance américaine est qu’il est plus difficile de faire vivre le rêve américain si ses citoyens y croient moins eux-mêmes…

Alors que Biden prépare « son » Sommet de la démocratie, le 9 décembre prochain, la démocratie américaine est à la dérive. Fini le rêve, l’Amérique se sent vieillie et désabusée, abandonnée par beaucoup de ceux qui l’ont aimée, mais qui commencent à douter d’elle ; loin de la « perfection » dont rêvaient ses Pères Fondateurs et devant, plus modestement, se satisfaire d’une société hybride, une mosaïque de minorités divisées entre les bien-nantis et les laissés-pour-compte. Qui a trompé qui ? Durant toute son histoire, « une certaine idée » de l’Amérique a souvent servi d’exemple. Certes, le pays a souvent déçu, mais les Pères Fondateurs auraient bien du mal à reconnaitre le pays dont l’Histoire leur attribue la paternité – un pays où trois Américains sur cinq pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Est-ce cela le déclin – non pas celui d’un État américain à la dérive d’un monde post-américain, mais les égarements d’une société à la traîne d’une Amérique devenue post-américaine, dans ses aspirations, mais aussi dans sa conception ? Est-ce cela la décadence – le désespoir et les injustices des uns, vécus dans l’indifférence des autres ?

Cette condition n’est pas le moindre des défis auxquels les États-Unis sont confrontés depuis la guerre froide. Comment faire rêver américain si ses citoyens y croient moins eux-mêmes, ou s’en font des idées tellement différentes d’un groupe à l’autre et d’un État à l’autre, que leur gouvernement ne peut plus le réaliser ?  Et ne sachant plus comment s’occuper de leurs citoyens dans toute leur diversité, comment les États-Unis pourraient-ils alors continuer à s’occuper du monde dans toute sa complexité ?

La question se posait déjà en 2008 avant l’arrivée au pouvoir d’Obama, puis en 2016 après lui ; elle s’impose dorénavant avec une intensité, voire férocité, révélées le 6 janvier 2021 – date de l’assaut sur le Capitole – et vécue douloureusement depuis avec un président promettant de revenir vers l’Amérique d’avant – « en mieux » – alors qu’un bon tiers de ses critiques doutent encore de la légitimité de son élection. L’Amérique se meurt, aurait dit Renan – « ne troublez pas son agonie », comme il disait de la France en son temps. La phrase fait mal, mais, même dans la prépondérance, il faut l’entendre sans complaisance. En novembre 2022, un rendez-vous électoral qui fait penser aux législatives françaises de 1956 sera décisif, faisant craindre une cohabitation hostile entre deux majorités qui ne s’aiment pas, ne s’écoutent pas et ne se reconnaissent pas.

Vous estimez qu’on fait trop facilement de la Chine l’héritière de la suprématie américaine…  

Effectivement, l’envol de la Chine se dit à la fois irréversible et irrésistible. Pardonnés les excès criminels de la révolution culturelle ! Oubliés le soi-disant « Grand bond en avant » et les trente-cinq à quarante millions de victimes de la grande famine de 1958-1962 ! Enterrés les quatre à cinq cents millions d’avortements imposées au nom d’une politique saugrenue d’enfant unique ! Négligées la corruption des élites, la répression des citoyens, la dégradation de l’environnement et autres retombées d’une croissance démesurée et mal gérée ! Après un décollage postrévolutionnaire à une cadence annuelle de 5% pendant quarante ans (1950-1990), une croissance supérieure à 10% durant trois décennies « glorieuses » a gonflé sa part du PNB mondial au point de la rapprocher du niveau américain (en parité de pouvoir d’achat). Mais est-ce durable ?  À voir. L’Histoire se moque de prévisions qui se prétendent être inévitables. Songez à l’Allemagne au début du vingtième siècle ou au Japon dans son dernier quart temps.

Poser la question aide à remettre le modèle chinois en question alors que les Chinois perdent leur patience et leurs clients leur goût pour une étiquette Made in China. À toute puissance ses faiblesses. La révolution de 1949 se rapprocherait-elle de l’âge de la retraite, comme la Révolution soviétique, décédée après soixante-douze ans de mauvais services ? Que penser d’une richesse nationale que la majorité des Chinois ne partagent pas – six-cents millions d’entre eux devant se contenter d’un revenu quotidien inférieur à quelques dollars alors que quelques centaines d’entre eux se déguisent en milliardaires ? La pauvreté en Chine n’est plus une condamnation à mort – on peut manger, mal, mais à sa faim – mais elle reste une sentence à perpétuité : même avec un produit national brut au deuxième rang mondial, la Chine reste un pays pauvre – au quatre-vingt-seizième rang des pays classés en 2018 (par habitant et en pouvoir d’achat). Au fond, le « miracle » chinois n’inspire pas.  À tout prendre, il fait surtout transpirer, pour ses habitants, mais aussi pour leurs voisins qui le craignent. La civilisation chinoise, dit-on, sait prendre son temps. Or c’est dans l’urgence que la Chine a voulu se refaire depuis les grandes réformes de 1979. Sur l’ensemble de cette décennie, c’est dans l’urgence qu’il lui faudra se « normaliser », faute de quoi les risques de dislocations économiques, déjà bien avancés, et un potentiel de radicalisation politique, toujours présent, pourraient être lourds de conséquences pour la Chine, mais aussi en Asie et partout ailleurs.

En faisant trop facilement de la Chine l’héritière de la suprématie américaine et le « propriétaire » du XXIe siècle, l’erreur est donc d’en surestimer la puissance, mais aussi d’en minimiser les faiblesses et d’ignorer ses vulnérabilités. Il est trop tôt pour faire d’elle l’architecte du monde nouveau et son principal occupant. Dans son voisinage en particulier, il est trop risqué pour elle d’aller à l’aventure : au fond, c’est de l’Allemagne que la Chine a le plus à apprendre – un pays qui était sur le point de s’imposer sur le XXe siècle si seulement il avait su attendre son heure au lieu de précipiter les choses avant son heure.

Vous voyez pour la Russie le risque de passer de sa condition de puissance (ré)émergente à celle d’État défaillant 

Certes, la Russie compte – à court terme, elle est une provocation tous azimuts, en Europe et ailleurs – l’âge d’or d’une diplomatie russe qui n’a jamais été aussi globalement présente. Mais est-ce durable, et n’entend-on pas déjà les échos du moment Brejnev des années soixante-dix ?  Avec un tiers de son immense territoire en Asie, la Russie n’est pas, et ne se conçoit pas comme une puissance européenne. L’espace de Vancouver à Vladivostok est une illusion que Poutine, au tempérament nationaliste, se plait à dénoncer, à la satisfaction d’une majorité de Russes qui veulent, ne serait-ce qu’une dernière fois, revivre leur grandeur puisqu’il sera probablement plus difficile de la vivre plus tard dans une conjoncture géopolitique défavorable – encerclée par l’Union européenne et l’Otan à l’est, par la masse chinoise à l’ouest, et, au sud, par un monde islamique avec lequel la Russie ne s’identifie pas. Un voisinage qui la poussera, bon gré mal gré, à chercher refuge en Europe occidentale, comme elle l’a souvent fait d’une guerre à l’autre.

Attention, pourtant, dans l’Histoire, la Russie n’a pas le beau rôle. Son expansionnisme insatiable a tragiquement laissé des traces ineffaçables sur ses voisins : trop proche pour être ignorée et trop forte pour être provoquée, mais trop distincte pour être assimilée et trop vaste pour être intégrée. Sa présence intimide ses voisins – en particulier ceux qui, maintenus à l’écart des deux grands habitats occidentaux, l’OTAN et l’UE, font figure d’orphelins – l’Ukraine, à nouveau envahie et violée, la Géorgie et l’Arménie, vulnérables à ses pressions et à ses chantages, la Biélorussie, avide de protection.

« Puissance régionale », disait Obama de la Russie, qu’il semblait croire à jamais déchue de son rang et dédaigneux de Poutine, qu’il présentait comme un ancien du KGB se conduisant « avec cette allure avachie du mauvais élève au fond de la classe ». Dans les rues de Moscou où ils cherchent à se faire entendre, deux Russes sur cinq préfèreraient voir Poutine s’abstenir des présidentielles de 2024.  Après Poutine – qui sait quand ou quoi ?  Les indices de la puissance russe, qui sont soit à la baisse soit insoutenables, ne menacent-ils pas la Russie de passer de sa condition de puissance (ré)émergente en État défaillant ? L’Histoire ne permet pas à ses arbitres de reconfigurer le match après coup : la Russie n’est pas plus la réincarnation de l’Allemagne avant et après la Seconde Guerre mondiale que Poutine est celle de Hitler ou de Staline avant et après la Première.

Pour l’Inde, vous utilisez l’image d’un éléphant sur des pattes de lévrier… 

À chaque État émergent ses illusions, parfois partagées, voire encouragées, par ses partisans en manque d’alliés. Rêver de l’Inde comme un contrepoids de la Chine n’est pas nouveau. Les Indiens, qui aiment les compliments, s’en réjouissent même lorsqu’ils s’en étonnent. Et avec raison : en 1989, leur PNB était l’égal de celui de la Chine ; en 2017, en dépit d’une croissance robuste, il en représentait moins d’un tiers. Candidat émergent de première ligne, l’Inde souffre par rapport à ses colistiers émergents : une population de près de mille trois cents millions d’habitants, pour moitié âgés de moins de 25 ans, augmentera de l’équivalent de la population américaine d’ici à 2050, après avoir remplacé la Chine comme le pays le plus peuplé au monde dans la décennie qui vient ! D’où mon image d’un éléphant sur des pattes de lévrier, qui ne peut ni avancer à la vitesse désirée, son taux de croissance à la baisse, ni rester sur place, avec un revenu par habitant parmi les plus bas au monde. Dans les déséquilibres, les inégalités et les désordres de toutes sortes, y compris ethniques, mais aussi encombré de conflits territoriaux avec deux voisins nucléaires, l’Inde persiste à aller de l’avant alors qu’elle est en marche arrière, risquant ainsi de tomber lourdement – une « presque » grande puissance, dite dans l’envol alors qu’elle devrait se contenter d’un atterrissage souple.

Sinon un contrepoids, une contrepartie alors – un allié de choix, dans un concert des démocraties dont elle reste un membre honorifique même après que Narendra Modi en fasse une « autocratie électorale » trop sûre d’elle vis-à-vis de ses voisins les plus faibles et trop dédaignée par son voisin le plus fort.  Les conditions géopolitiques en Asie sont difficiles, et l’Inde en sait quelque chose, avec deux grands ennemis à ses frontières, tous deux des puissances nucléaires. À ce jour, la guerre humiliante avec la Chine en 1962 n’est pas oubliée, et près de cinquante ans plus tard, le Pakistan se souvient lui aussi d’une guerre avec l’Inde qui lui a coûté le Bangladesh. Depuis, ce pas de deux est devenu d’autant plus difficile à suivre que dans un nouveau conflit le gouvernement pakistanais pourra préférer l’emploi de l’arme nucléaire à la défaite. En manque d’alliés depuis que les États-Unis s’en sont éloignés, celui-ci se rapproche de la Chine ; se sentant elle aussi menacée par la Chine, l’Inde poursuit son flirt stratégique avec le Japon et l’Australie sous parrainage des États-Unis dans le cadre d’un « quad » indopacifique mal défini et que Delhi aimerait bien équilibrer avec un contrepoids européen, éventuellement amené par la France, mais débarrassé de la Grande Bretagne. Tout cela est bien compliqué – images d’une carte géopolitique de l’Ancien Monde au début du siècle dernier, une jungle hier centrée en Europe, mais aujourd’hui transplantée en Asie.

Mais alors, que penser de l’Europe – a-t-elle une place dans ce monde nouveau ou, par son absence, ne contribue-t-elle pas à faire du manque d’Amérique le point d’exclamation d’un monde post-occidental ?

C’est du temps de Kennedy que de Gaulle annonçait déjà, dans sa conférence de presse du 23 juillet 1963, « l’effacement » des « raisons qui, pour l’Europe, faisait de l’Alliance une subordination ».  Au fond, dans le contexte de la présidence la plus atlantiste depuis la fin de la Guerre froide, cette vision est dorénavant largement partagée des deux côtés de l’Atlantique : mais pour mieux s’exprimer et se faire entendre, il faudra bien que l’Europe apprenne à parler européen et continue de se donner les moyens de faire ce qu’elle dit. Le Général ne s’impatienterait-il pas lui aussi de la lenteur avec laquelle l’Europe, en manque d’union, en finit avec sa dépendance et intensifie son rôle ? Une autonomie stratégique associée à un partenariat institutionnel avec les États-Unis permettrait à l’Europe d’être dé-conflictuelle lorsqu’il y a danger d’escalade (comme en Géorgie en 2012), représentative lorsqu’il y a risque de marginalisation (sur le changement climatique durant les années Trump) et participative lorsqu’il y a danger de conflit (avec l’Iran en 2015).  Les ambivalences américaines d’hier sont dépassées et ne doivent pas servir d’alibi pour ceux qui refusent à en faire plus alors qu’ils se plaignent d’une Amérique qui en fait moins : pour faire contrepartie aux États-Unis dans un partenariat transatlantique renforcé, ou alors en cas de besoin dans le contexte d’un partenariat au moins temporairement dépassé, l’Europe doit avoir un poids que les États-Unis n’ont pas besoin de redouter comme un contrepoids dans la satisfaction qu’elle peut enfin s’affirmer comme l’Union que les Américains ont encouragée même lorsqu’ils ont semblé s’en méfier. Au fond, ce n’est pas seulement d’un monde nouveau en manque d’Amérique dont il s’agit, mais aussi d’un Nouveau Monde en manque d’Europe.

 

 

 

 

 
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