L'édito de Pascal Boniface

 Dieudonné, passé de comique à antisémite en 10 ans : les raisons de sa popularité

Édito
16 janvier 2014
Le point de vue de Pascal Boniface
 L’affaire Dieudonné semble être le défi principal posé à la France, si l’on en croit l’effervescence médiatique depuis plus de 10 jours. Le plus probable est que l’affaire prenne encore plus d’ampleur prochainement.

Ayant été sollicité à de nombreuses reprises sur les réseaux sociaux, je voudrais aborder le sujet, ce que j’ai déjà d’ailleurs fait à deux reprises dans des livres débats, de natures très différentes, avec Élisabeth Schemla ("Halte aux feu !", Flammarion) en 2006 et avec Médine ("Don’t panik", Desclee de Brouwer) en 2012. Les derniers développements méritent des réflexions nouvelles qui devraient susciter le courroux des amis de Dieudonné et de certains de ses adversaires.

1/ J’ai connu un Dieudonné qui n’était pas antisémite ;
2/ Je reconnais qu’il l’est devenu ;
3/ Il faut combattre ses idées ;
4/ Pas de la façon dont on le fait en ce moment.

Dans une première partie de sa vie, Dieudonné était militant anti-Le Pen et de tous les combats antiracistes. Je ne crois pas, contrairement, à ce qui est suggéré aujourd’hui par certains, que son compagnonnage avec Elie Semoun était une diversion pour camoufler son antisémitisme. Ou alors, il aurait fallu être sacrément calculateur pour être autant complice avec un juif dans le seul but de pouvoir afficher ouvertement par la suite son antisémitisme.

C’était l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur comique de sa génération. Son sketch sur les musulmans qui préparent un détournement d’avion reste un sommet. Ensuite, il y eut le refus du financement par le CNC de son film sur l’esclavage, "Le code noir", qui l’a amené à tirer des conclusions hâtives sur la concurrence des victimes, et surtout son sketch du rabbin nazi chez Marc-Olivier Fogiel, appelant à adhérer à l’axe du bien américano-sioniste et se terminant par un salut "Heil Israël" de très mauvais goût, mais qui ne valait pas le déferlement hostile qu’il a subi, dont l’annulation de plusieurs de ses spectacles, notamment à l’Olympia, ni l’agression de spectateurs lorsqu’il était maintenu.
Il fut par la suite interdit de fait dans les médias. Nombreux étaient ceux à l’époque, et j’en faisais partie, à penser que ces sanctions étaient excessives et disproportionnées. A l’époque, le rabbin Haïm Korsia, reconnaissant l’impact qu’il avait auprès des jeunes, avait voulu l’inviter à Auschwitz, mais cette tentative de dialogue a été annulée devant l’ampleur des réactions négatives. Aurait-elle changé le cours des choses ? Peut-être pas. Je reste convaincu qu’il aurait été préférable de la poursuivre, que l’interdiction de fait de sa présence dans les médias l’a conduit à une radicalisation extrême.

Le problème est que Dieudonné a donné raison a posteriori à ses contradicteurs. Sa visibilité sur un sujet sensible n’a pas attiré autour de lui que des défenseurs de la liberté d’expression, mais également des gens qui avaient un agenda politique bien arrêté et ouvertement raciste et antisémite.

Je ne saurais situer exactement quand, mais à peu près en 2005, année où j’ai assisté à un spectacle de Dieudonné et après lequel je lui ai dit que je trouvais plus que gênant que les références aux juifs deviennent systématiques. Je me suis rendu compte qu’il avait changé et qu’il suivait une route sur laquelle je ne pouvais plus le défendre.

Mes pressentiments ont été confirmés au-delà de mes craintes. Afficher son compagnonnage avec Jean-Marie Le Pen, qu’il dénonçait auparavant, faire monter Faurisson sur scène, cibler de façon systématique les juifs, opérer une confusion entre juifs et sionistes, faire des déclarations antisémites répétées, étaient insupportables. Dieudonné fait comme si tous les juifs et les Israéliens pensent la même chose, comme si on pouvait amalgamer juifs et Israéliens, comme s’il n’y avait pas de différence entre Netanyahou et Avraham Burg, pourtant tous les deux sionistes.

Dieudonné n’est pas intéressé par la défense des Palestiniens, il l’est par la critique des juifs, qualifiés de façon globalisante et amalgamante de sionistes. Comme il n’a pas entièrement perdu son talent, qu’il attire encore un public nombreux, jeune et divers, c’est un défi important.

Il faut donc le combattre. Le problème est que l’interdiction de son spectacle risque d’en faire un martyr. Sa première vague d’interdiction médiatique, après 2003, ne l’a pas empêché de gagner en audience. Au contraire. Ne faut-il pas mieux ne pas répéter les erreurs ? L’interdiction de son spectacle risque à l’heure d’internet d’au contraire le doper. Faut-il interdire internet ?

Il est sans doute trop tard – et c’est dommage – pour faire changer d’avis Dieudonné. Ce que je croyais possible en 2003-2004 ne me le parait plus désormais. Mais ce qui compte, au-delà de l’homme, c’est l’influence qu’il peut avoir sur une partie non négligeable de la jeunesse française. C’est là le véritable enjeu. Son public est jeune et divers.

Ce n’est pas en traitant tous ceux qui vont à ses spectacles de nazis ou d’imbéciles qu’on les fera se désolidariser de Dieudonné.

Si on veut faire diminuer l’influence de Dieudonné sur une partie importante de la jeunesse, il ne faut pas se contenter de condamnations morales unanimes et confortables, destinées plus à mettre en avant l’éthique de ceux qui y participent qu’à modifier réellement les choses. Quelles sont les raisons de la popularité de Dieudonné ? Il est le fruit d’un rejet des élites politiques et médiatiques par une partie de la population. Ces dernières devraient davantage réfléchir aux motifs de ce rejet, plus compliqué que de désigner un coupable idéal.

Croit-on que c’est en inculpant d’apologie de crime contre l’humanité deux lycéens de 17 ans ayant fait une quenelle que l’on va apaiser les esprits ? Quelle peut être leur réaction et celle de leurs amis ? Quelle va être l’ambiance dans le lycée ? Croit-on que c’est en virant un animateur de centre aéré qui a fait une quenelle qu’on va dégonfler l’effet Dieudonné ? On risque au contraire de lui donner plus d’ampleur et attiser rancœurs et même haine. Si Dieudonné joue sur la confusion juifs/sionistes, ceux qui accusent systématiquement d’antisémitisme ceux qui critiquent la politique du gouvernement israélien ne lui ont-ils pas facilité la tâche, en banalisant l’accusation d’antisémitisme ?

Les médias qui condamnent Dieudonné à l’unisson ne devraient-ils pas s’interroger sur les inégalités de traitement qu’ils accordent dans le traitement de l’actualité aux agressions racistes lorsqu’elles concernent noirs et arabes ? Sur l’effet que produisent à la longue les couvertures où l’islam est présenté comme une menace ? Celui d’une conception largement partagée de la "laïcité falsifiée" pour reprendre le titre du livre de Jean Baubérot, où l’on fait mine de défendre la laïcité pour mieux stigmatiser l’islam.

C’est parce qu’une partie de la population est victime de discriminations, voire de racisme, qu’elle s’estime méprisée et rejetée par les médias, qu’autant prêtent une oreille attentive à celui qui dénonce le système. Prenons plus en compte leurs préoccupations et on diminuera l’aura de Dieudonné. Ce dernier, à l’image de ce qui a été dit pour Jean-Marie Le Pen, fournit de mauvaises réponses à de vraies questions.

Le fait que les différents mouvements de solidarité avec la Palestine condamnent Dieudonné est un facteur important dans sa perte de crédibilité. Il est tout aussi important que les militants associatifs qui luttent contre l’islamophobie se démarquent de Dieudonné. Ils ont un véritable impact – plus que les médias – sur le public visé. Ici, comme ailleurs, il faut deux volets à une politique. Prévention et répression.

Faisons juger Dieudonné à chaque parole antisémite et faisons en sorte que ses arguments anti-système et anti-discrimination sonnent creux. Et là il y a un gros travail à faire.
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