L'édito de Pascal Boniface

« Pour une démocratie de combat » – 4 questions à Michel Wieviorka

Édito
23 mars 2020
Le point de vue de Pascal Boniface


Michel Wieviorka, sociologue français dont les travaux sont largement diffusés à l’étranger, travaille depuis des décennies sur la démocratie, les mouvements sociaux, le racisme, l’antisémitisme, la violence, le terrorisme mais aussi sur la réhabilitation de la recherche en sciences humaines et sociales. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Pour une démocratie de combat », aux éditions Robert Laffont.

1. Par rapport à des sujets aussi centraux que la violence, le terrorisme, le racisme, l’antisémitisme, estimez-vous que la recherche en sciences humaines et sociales est suffisamment utilisée dans l’analyse de ces phénomènes tant par les responsables politiques que par les médias ?

Il faut d’abord que les sciences humaines et sociales françaises, les SHS, soient elles-mêmes à la hauteur de ces enjeux, et y soient encouragées. Que la recherche bénéficie de conditions beaucoup plus favorables. Ce n’est pas un hasard si ces disciplines sont au cœur de la contestation récente au sein des universités et des organismes de recherche : elles ont certes leur responsabilité dans leurs difficultés et dans leur déclin relatif à l’échelle internationale, mais il est grand temps aussi que les financements et les politiques publiques soient repensés.

Sur ces sujets – violence, racisme, etc. – on est très éloigné de ce que l’on observe aujourd’hui pour la première fois avec la pandémie du Covid19. Face au virus, en effet, le pouvoir est à l’écoute de scientifiques, dont certains sont sociologues ou anthropologues. C’est bien. Alors que sur le terrorisme, c’est consternant. Le Premier ministre dispose d’un Comité Scientifique de Prévention de la Radicalisation (le COSPRAD). J’ai accepté d’en faire partie par civisme, mais cet organe n’a jamais été consulté sérieusement. Quant aux médias, ils se repaissent de polémiques entre chercheurs elles-mêmes éventuellement violentes, comme celles ayant trait au génocide rwandais, ou finalement médiocres, comme celle où il faudrait choisir sur la radicalisation de l’islam, ou son contraire, l’islamisation de la radicalité. Ils mettent sur le même plan les savoirs sérieux et les idéologies, ou les compétences d’experts sans envergure.

Sur l’antisémitisme, on se dispense vite de connaissances approfondies, d’enquêtes de terrain pour, là aussi, s’il s’agit des médias, se faire l’écho de prises de position bien plus idéologiques ou militantes que reposant sur de réelles études. Ainsi, un manifeste (publié dans Le Parisien le 21 avril 2018) signé par plus de deux cents personnalités n’ayant jamais mené d’enquête sérieuse sur l’antisémitisme, donne le ton en proclamant que le seul problème est l’islamisme et l’islam, alors que des travaux montrent que la haine des Juifs traverse d’autres pans de la société et fonctionne aussi à l’extrême-droite.

Je défends dans mon livre l’idée, argumentée, selon laquelle prévenir la violence, ou en sortir, passe par le débat et le conflit institutionnalisé. Qui, parmi les acteurs politiques aujourd’hui, s’intéresse à ce type d’analyse ? Je pense même qu’il faudrait faire un pas de plus et constituer en autant de domaines de recherche l’action et les acteurs intervenant face à la violence, au terrorisme, à l’antisémitisme, au racisme ou aux épidémies. Étudier les journalistes qui traitent de ces enjeux, les associations, les ONGs, les responsables, les militants, les acteurs politiques qui en font leur principale préoccupation. Et, pas supplémentaire à effectuer, mener des recherches, non pas tant sur eux mais avec eux pour élever leur capacité d’analyse et, de là, d’action.  Je ne plaide pas de façon corporatiste, il y a d’autres conceptions de la recherche, tout à fait respectables, à elles de se défendre ! La mienne permet de penser l’autonomie de la production de connaissances et l’articulation avec l’action, au profit d’une société ou d’un monde finalement plus démocratique.

2. Vous affirmez que la démocratie a besoin des sciences humaines et sociales. De quelle manière ?

La démocratie n’a pas besoin de n’importe quelles sciences humaines et sociales !

Elle peut tirer un immense profit de travaux permettant aux acteurs politiques, sociaux, culturels, économiques de mieux réfléchir et penser leur action. Que vaut-il mieux, par exemple face à une menace majeure, terroriste, nucléaire, climatique, épidémique, etc. : une décision prise sur la base de critères purement politiques et idéologiques, voire sous la pression de certains groupes et lobbies, ou de l’opinion, ou un choix réfléchi, tenant compte des connaissances disponibles, aussi contradictoires que puissent être les analyses des chercheurs ? Une décision prise dans le huis-clos du système de gouvernement ou prise en examinant ce que l’on sait de l’impact de diverses politiques publiques tentées face à un tel problème dans d’autres circonstances, ailleurs dans l’espace et dans le temps ? Les chercheurs ne proposent pas de solutions clés en main, ils apportent aux décideurs, quels qu’ils soient, des éléments permettant de fonder l’action sur la raison, quitte à faire part de leurs doutes, de leurs hésitations, ou de leur ignorance le cas échéant. Et puisqu’en démocratie, ils peuvent s’exprimer publiquement, ils nourrissent le débat sur les grands enjeux du moment, ils alimentent la population, les médias, les institutions d’éclairages qui permettent de discuter ou d’apprécier le bien-fondé d’un choix.

3. Vous insistez sur la nécessité de conduire les travaux non pas « sur » les acteurs mais « avec » eux. Pourquoi ?

Les acteurs ne sont pas des objets, ni des insectes. Le propre des sciences humaines et sociales est d’étudier des humains qui ont leur conscience, leur intelligence, leur capacité d’analyse et de pensée. Leur capacité aussi de tenir pour pertinente ou non une analyse qui les concerne, et de dire en quoi. Une chose est, du dehors, de croire dire le vrai sur des acteurs qui n’auraient qu’à bien se tenir, une autre est de coproduire avec eux des connaissances sur leur action. C’est les respecter que de les tenir comme capables d’une telle démarche. Ce qui implique de préciser le rôle du chercheur. Respecter les Gilets jaunes, par exemple, quand on est sociologue, ce n’est pas leur dire : « je suis moi aussi un Gilet jaune, je participe au même combat » – encore que les plus précarisés des chercheurs peuvent avoir de bonnes raisons de s’identifier à ce combat.  Je pense qu’il faut plutôt leur dire : « je ne suis pas un des vôtres, pas plus que vous n’êtes des sociologues, mais votre action m’importe, elle met en jeu des points essentiels, je souhaite l’analyser avec vous, sans fusion, ni confusion, en restant autonome, et en mettant le résultat de la recherche à votre disposition ».

4. Les chercheurs en sciences sociales n’ont-ils pas un rôle majeur à jouer dans la lutte contre les fake news ?

On ne réduira pas l’espace des fake news par du fact checking, mais en allant au cœur de ce qui les facilite : la fragmentation politique, culturelle et sociale, qui fait que des groupes se constituent sur le mode de la rupture, de la distance maximale. Lutter contre les fake news, c’est montrer comment le renforcement des inégalités sociales, la crise de la représentation politique, les dérives liées au néo-libéralisme  fabriquent, entre autres,  de la défiance maximale pour tout ce qui est extérieur au groupe, et de la confiance non moins maximale pour tout ce qui en provient ou le flatte. Les arguments rationnels ne fonctionnent pas aux yeux de ceux qui sont dans le complotisme, la paranoïa, qui veulent croire au mensonge.  Le rôle des sciences sociales est certainement de montrer comment se fabriquent les fractures et les dérives qui séparent des pans entiers de la population au point qu’ils deviennent presque étrangers les uns par rapport aux autres. Et de là, analyser les différentes réponses possibles : les unes proposent de faire davantage lien, socialement, ou de faire Nation, ou de faire République. Elles insistent sur l’unité, sur la reconstruction du corps social. D’autres plaident pour que soit trouvé le chemin du débat et du conflit, là où règnent l’ignorance réciproque, la défiance et la rupture. Je me situe plutôt de ce côté.

La démocratie ne veut pas dire que l’on tente de supprimer ce qui divise le corps social, mais qu’on le traite de manière civilisée, non violente.
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