L'édito de Pascal Boniface

« Women SenseTour in Muslim Countries »- 3 questions à Justine Devillaine

Édito
3 juin 2016
Le point de vue de Pascal Boniface
Ancienne étudiante IRIS Sup’, Justine Devillaine a coréalisé, avec Sarah Zouak, une série documentaire : « Women SenseTour in Muslim Countries » à la rencontre des femmes musulmanes qui font bouger les lignes. Elle répond à mes questions à l’occasion de la projection du premier épisode, tourné au Maroc.

Vous vous décrivez comme non musulmane et même non croyante. Qu’est-ce qui vous a conduit à participer à cette série de documentaires ?

Je me définis effectivement comme une « athée convaincue ». Néanmoins, ma contribution au Women SenseTour – in Muslim Countries (WST) est bien moins liée à mes (non) croyances, qu’à mon engagement contre les discriminations, et plus spécifiquement contre les discriminations de genre.

J’ai construit mon féminisme comme beaucoup de jeunes femmes : sans m’en rendre compte. J’ai été témoin de certaines situations, j’en ai vécu d’autres, puis j’ai découvert la sociologie et j’ai lu sur le sujet. C’est quand je suis allée travailler en tant que professeure de Français pendant trois mois au Maroc que j’ai réalisé le décalage entre le discours que j’entendais sur les femmes musulmanes en France et la réalité. J’avais d’ailleurs moi-même beaucoup de préjugés dont je ne soupçonnais pas l’existence jusqu’alors.

A partir de là, je me suis intéressée plus particulièrement aux femmes dans le monde arabe et à leurs histoires. J’ai écrit un mémoire sur les femmes dans les révolutions arabes. Puis j’ai rencontré Sarah Zouak, la fondatrice du WST pendant notre année de Master 2 à l’Iris Sup’. Alors que nous travaillions sur notre projet d’étude dans le même groupe, elle montait en parallèle le WST. J’ai tout de suite trouvé l’idée très intéressante et même nécessaire, et quand elle a eu besoin d’une personne pour l’accompagner en Indonésie et en Iran, je me suis proposée, et je n’ai plus quitté le projet.

Je suis féministe, c’est-à-dire que j’estime que toutes les femmes devraient avoir le droit de choisir les armes de leur émancipation. A cet égard, il est important de comprendre qu’en France, aujourd’hui, les femmes musulmanes sont mises dans une position particulièrement vulnérable : elles sont jugées de tous côtés, notamment par des personnes qui se définissent comme féministes, elles sont discriminées à l’école mais aussi sur le marché de l’emploi, et sont aussi souvent victimes d’agressions. C’est ainsi que, pour faire changer les choses, j’ai choisi ce beau projet qu’est le WST, fondé et porté par une jeune femme directement concernée.

Comment expliquer la force des préjugés qui font de la femme musulmane une femme soumise ?

Il m’est toujours difficile de comprendre comment certaines personnes peuvent penser que des femmes, du fait d’une partie de leur identité – ici leurs croyances religieuses – sont « naturellement » soumises. D’une part, c’est partir du principe que les femmes musulmanes constituent un bloc homogène, ce qui n’a pas de sens : elles sont définies par d’autres choses que leur religion, à savoir leur nationalité, leur classe sociale ou encore leur orientation sexuelle. D’autre part, dans tous les pays sans exception, les femmes vivent dans des systèmes patriarcaux, dans lesquels elles ne sont pas considérées comme égales aux hommes. Pourquoi cataloguer spécifiquement les femmes musulmanes comme « soumises » ?

Dans un premier temps, on peut parler de l’interprétation patriarcale des textes sacrés, qui place effectivement la femme comme inférieure à l’homme, ce qui est l’un des arguments principaux des non musulmans pour justifier ce stéréotype des musulmanes soumises. Il semblerait pourtant pertinent de confronter cela à la réalité, dans laquelle les musulmanes, comme toutes les femmes, travaillent, vont à l’école, sont femmes au foyer si elles le désirent et prennent des décisions pour et par elles-mêmes. En outre, depuis des années, des femmes mènent un véritable travail de relecture des textes dans une perspective féministe, pour montrer la présence de l’égalité femmes-hommes dans le Coran. Parmi elles, Asma Lamrabet, l’une des héroïnes de l’épisode #1 Maroc de notre série documentaire.

La vision occidentale de la femme musulmane soumise prend ses racines dans notre Histoire. Les Français ont ainsi justifié la colonisation du Maghreb, dont l’une des raisons officielles était d’aller civiliser ces populations incapables de traiter leurs femmes sur un pied d’égalité – comme si c’était le cas en France. Le corps des femmes, comme lors de tout conflit, a été instrumentalisé et utilisé à des fins politiques. Cela a donné lieu à de nombreuses humiliations pour les femmes, lors notamment de ces tristement célèbres scènes de dévoilement public en Algérie. On invoque encore aujourd’hui le stéréotype de la femme musulmane soumise pour des raisons politiques, afin d’insister sur le caractère rétrograde de l’Islam (car quoi de plus rétrograde que les inégalités femmes-hommes ?) On sait bien que les plus grands racistes adorent se découvrir une fibre féministe quand cela les arrange, comme on a pu le voir avec les événements de Cologne il y a quelques mois.

La force et la permanence de ce stéréotype sont aussi, et surtout, garanties par les médias, qui parlent sans cesse des femmes musulmanes, selon deux modèles très précis : soit pour nous parler d’une femme soumise, victime de violences, battue par son mari, son père ou son frère ; soit pour nous parler d’une femme émancipée qui a complètement rejeté ses origines ou l’Islam. Bien sûr, ces femmes existent, mais le problème réside dans le fait de nous montrer uniquement ces poncifs-là alors que les musulmanes, comme toutes les femmes, sont plurielles. Il faut arrêter de parler sans cesse des femmes musulmanes sans jamais leur donner la parole.

Ces préjugés vous paraissent-ils plus fort en France que dans les autres pays occidentaux ?

Aujourd’hui, il est difficile de faire abstraction de « l’obsession française » envers les femmes musulmanes : on voit constamment sur les devantures des kiosques des unes parlant de la menace qu’est l’Islam, accompagnées de femmes voilées pour illustrer ce danger, femmes qui sont discriminées à l’école, sur le marché de l’emploi et même dans leurs loisirs. De même, nos représentant(e)s politiques se permettent les pires phrases contre leurs concitoyennes, avec notamment des comparaisons entre le port du voile et l’esclavage, ou encore plus récemment entre le hijab et le brassard nazi. Cette avalanche permanente de violences est vraiment choquante.

À cet égard, il est facile de croire que la France est le pire pays occidental quant aux préjugés et violences concernant les femmes musulmanes. Le rapport du réseau européen contre le racisme, ENAR, intitulé Muslim Women, Forgotten Women? Understanding the gender dimension of islamophobia (disponible en ligne) tend toutefois à nuancer cette idée. Basée sur des recherches en Belgique, au Danemark, en France, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Suède et au Royaume-Uni, l’étude montre que dans l’ensemble de ces pays, les femmes musulmanes sont discriminées, en particulier sur le marché du travail et sur leurs lieux de travail, où elles sont victimes d’une triple « peine » : sur base du genre, de l’origine ethnique et de la religion. « Les discriminations à l’emploi sont souvent liées aux perceptions d’‘Islamité’, et surtout aux vêtements des femmes musulmanes. Par exemple, au Royaume-Uni, 12,5% de femmes pakistanaises doivent répondre à des questions sur le mariage et les aspirations familiales lors d’entretiens d’embauche, alors que 3,3% de femmes blanches reçoivent de telles questions »[1]. L’étude montre également que les musulmanes sont plus susceptibles d’être victimes de crimes et discours de haine que les hommes musulmans, surtout si elles portent le voile. En France, plus de 80% des victimes d’agressions islamophobes sont des femmes et aux Pays-Bas, le chiffre est de plus de 90%.

Les pays européens n’ont pas tous la même histoire avec les musulmanes : on trouvera plutôt des personnes d’origine turque en Allemagne et plutôt d’origine pakistanaise au Royaume-Uni, par exemple. Les situations varient selon les pays occidentaux, avec plus de violences en France, au Royaume-Uni ou encore aux États-Unis, mais restent globalement similaires dans leurs logiques. La montée de l’islamophobie et des violences et discriminations envers les femmes musulmanes est, malheureusement, générale.

[1] ENAR, «Forgotten Women : The impact of Islamophobia on Muslim women », disponible sur http://www.enar-eu.org/Forgotten-Women-the-impact-of-Islamophobia-on-Muslim-women

 
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