L'édito de Pascal Boniface

Hommage à Tzvetan TODOROV

Édito
13 octobre 2010
Le point de vue de Pascal Boniface
Tout d’abord rassurons le lecteur. Cet hommage n’est en rien posthume mais en l’honneur d’un homme bien vivant et dont la pensée est particulièrement stimulante.
Le CNRS, par l’intermédiaire de Jean-Marie Schaeffer et Ioana Vultur, a eu la bonne idée d’organiser un colloque international de trois jours démarrant le 14 octobre à l’école nationale supérieure en l’honneur de Tzvetan Todorov.

J’y ai l’immense plaisir d’y participer pour traiter du sujet « De la philosophie à la stratégie ». Il peut, a priori, paraître curieux qu’un géopoliticien vienne discuter de l’œuvre d’un philosophe. Le paradoxe n’est qu’apparent. Todorov, à de multiples reprises, est intervenu avec bonheur dans le champ géopolitique. Il l’a fait avec une envergure et une largeur de vue bien supérieure à une grande partie de nombreux spécialistes de géopolitique. Je ne crois pas que les philosophes soient supérieurs aux stratèges mais ils peuvent être les bienvenus dans cette discipline. Il est des philosophes, comme des stratèges, pour qui le souci de la vérité ne se discute pas, d’autres qui la foulent allègrement aux pieds. Il en est de cohérents et d’autres qui appliquent des principes géométrie variable. Il y en a qui se laissent porter par les vents dominants, d’autres qui n’hésitent pas à aller à contre-courant.

Tzvetan Todorov est d’une très grande rigueur intellectuelle, il n’hésite pas à aller à l’encontre des idées reçues même et surtout si elles sont dominantes.

Trois de ses principaux livres ressortent du champ géostratégique : Mémoire du mal, tentation du bien écrit peu après la guerre du Kosovo, Le nouveau désordre mondial après celle d’Irak, La peur des barbares peu avant l’élection de Barak Obama.

La guerre du Kosovo et la guerre d’Irak sont perçues très différemment par les opinions. La première a été unanimement soutenue par les gouvernements européens et très largement par les opinions. La seconde a divisé les gouvernements mais les opinions étaient réunies dans une opposition à cette guerre.

Todorov estime que la guerre du Kosovo, loin de combattre le principe d’épuration ethnique, la fait triompher en rendant impossible la cohabitation entre populations serbes et kosovares. Il remet en cause la vision dominante où les Serbes auraient tous les torts et où l’UCK verrait les siens totalement oubliés, et s’élève contre le manichéisme selon lui héritier des crimes totalitaires qui divisent l’humanité en deux moitiés étanches les bons et les mauvais, les autres et nous.

A propos de la guerre d’Irak, il rappelle que la guerre préventive est une innovation dans la vie internationale moderne particulièrement contestable. « Si on impose la liberté aux autres on les soumet de même que si on leur impose l’égalité on les juge inférieurs » (page 31).

Il en profite pour développer le concept de « puissance tranquille », c’est à dire une puissance non agressive, au service de projets collectifs définis de façon multilatérale.

La peur des barbares est une réponse aux théories sur le choc des civilisations mais également à ceux qui essayent, de montrer que l’islam n’est pas intégrable nos sociétés. Alors que la majorité des émigrés actuels est d’origine musulmane, en Europe, attaquer les immigrés est politiquement incorrect alors que critiquer l’islam est perçu comme un acte de courage, rappelle Todorov, « les musulmans sont réduits à l’islam, lui-même réduit à l’islamisme libre, lui-même réduit au terrorisme ».

Il revient longuement sur l’affaire des caricatures en estimant que si le but des rédacteurs du journal danois avait été de provoquer une réaction violente de la part de certains musulmans et en conséquence un rejet par le pays de sa minorité musulmane, déjà en butte aux attaques du parti d’extrême droite, il ne s’y serait pas pris autrement. Et il dégage une réflexion sur l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction. Les plaintes des musulmans sont-elles une menace pour la liberté ?

On a beaucoup évoqué Voltaire à l’époque, Todorov rappelle que Voltaire s’opposait aux institutions dominantes, la Société, l’État et l’Église alors que les militants actuels reçoivent l’appui et l’encouragement des ministres et des chefs de partis au pouvoir. Lui qui a fui un régime totalitaire, rappelle que l’amalgame devient choquant lorsque ces combattants pour la liberté s’assimilent eux-mêmes aux dissidents des pays communistes en Europe de l’Est. « Ceux-ci pouvaient payer leur audace par plusieurs années de déportation, là où ceux-là risquent de se voir accueilli à la table du chef de l’État. Il est un peu excessif à tout le moins, de vouloir bénéficier à la fois des honneurs réservés aux persécutés et des faveurs accordées par les puissants. »

Les livres de Todorov passent l’épreuve du temps. Ils forment une véritable œuvre, pertinente intellectuellement et marquée par un véritable humanisme, appliquant de façon universelle les principes de même noms.
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