L'édito de Pascal Boniface

Pour le juste échange – Entretien avec Henri Weber

Édito
7 juin 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
1. Vous venez de publier une brochure intitulée « Pour le juste échange » à la Fondation Jean-Jaurès. Vous y critiquez le consensus de Washington en faisant remarquer que les tigres et dragons asiatiques se sont développés en protégeant farouchement leur marché intérieur. Vous affirmez que l’Europe est la seule région du monde à appliquer aveuglement le principe de libre-échange. Comment expliquer cet aveuglement ?

Le libre-échangisme est l’idéologie des nations économiquement dominantes : la Grande-Bretagne au XIXème siècle, les Etats-Unis, puis les Etats européens dans la deuxième moitié du XXème siècle…
C’est l’idéologie qui favorise la perpétuation de leur domination. Les pays industriellement émergents – la France au XIXème siècle, le Japon, les Tigres et les Dragons asiatiques au XXème …- sont au contraire plutôt protectionnistes. Jusqu’en 2007, les Européens pensaient être les gagnants de la nouvelle division internationale du travail. L’Union européenne était la première puissance économique du monde, sa balance commerciale était excédentaire. Les élites européennes étaient donc favorables au libre-échange généralisé.
Aujourd’hui, les rapports de forces économiques sont en train de changer. Les émergents ont émergé, et s’avèrent être de redoutables concurrents. L’idéologie libre-échangiste commence à battre de l’aile…
2. Vous plaidez pour un juste échange et demandez à faire respecter les principes de réciprocité et d’équilibre avec les grands pays émergents comment y parvenir ?

Le "Juste échange" est fondé sur les principes de réciprocité et d’équilibre, mais aussi sur le respect des normes internationales, (sanitaires, sociales, environnementales…) établies par les grandes Conventions et défendues par les agences spécialisées de l’ONU (OMS, OIT, PNUE…)
Forte de ses 500 millions de consommateurs, l’UE est une grande puissance normative. Elle peut et elle doit conditionner l’accès à ses marchés intérieurs au respect des trois principes que je viens d’évoquer. En 2011, la Chine, par exemple, a exporté pour 220 milliards d’euros de marchandises en Europe, qui est de loin son premier client, et importé pour 110 milliards d’euros. Cela donne aux entreprises et aux Etats européen un pouvoir de négociation.
Si les Chinois, mais aussi les Canadiens, les Japonais, les Américains, veulent avoir accès aux marchés publics européens, il faut que les Européens puissent avoir accès à leurs marchés publics respectifs, dans les mêmes proportions, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas.
3. Vous proposez d’instituer une contribution énergie climat (taxe carbone) à nos frontières. Comment procéder quels seraient les avantages ?

En cas d’échecs répétés des sommets mondiaux contre le réchauffement climatique, l’Union européenne devrait répondre à l’urgence écologique en appliquant unilatéralement la "Stratégie des 4×20" qu’elle a décidé pour son propre compte : en 2020, réduire de 20% les émissions de gaz à effet de serre en Europe; accroître de 20% la consommation d’énergies renouvelables et de 20% encore les économies d’énergie. Mais elle serait alors en droit d’instituer une "contribution énergie-climat" à ses frontières, pour ne pas pénaliser ses entreprises.
Bien sûr, cette taxe serait modulée en fonction du niveau de développement des pays tiers. Par opposition aux anciennes barrières douanières, cette "écluse tarifaire" serait flexible, transitoire et solidaire. Flexible, car elle ne s’appliquerait qu’aux marchandises dont les modes de production ne respectent pas les normes de lutte contre le réchauffement climatique pratiquées en Europe. Transitoire, car elle serait abolie le jour où ces normes seraient appliquées par les entreprises et les Etats concernés. Solidaire, car son produit serait versé à un Fonds global de lutte contre le changement climatique, dont les pays en développement seraient les premiers bénéficiaires.
La contribution énergie-climat pose deux grands problèmes techniques : celui de la traçabilité des produits et celui du montant adéquat de la taxe pour restaurer une concurrence équitable. Dans un premier temps, nous devrons donc identifier les pays d’origine des produits plus précisément que nous ne le faisons aujourd’hui, afin de répercuter la taxe carbone de manière proportionnée. Pour cela, il faudra déterminer qui fait quoi, de la conception au packaging en passant par l’assemblage. Le montant de la taxe dépendra également d’un calcul précis des distorsions de concurrence.
Mais avant ces problèmes techniques, nous devons résoudre deux difficultés politiques. La première, majeur, est de convaincre tous nos partenaires européens de l’absolue nécessité de ces dispositions, si l’on veut limiter le réchauffement climatique à +2% à la fin du siècle. La seconde est d’ordre international, puisqu’il s’agit de bloquer les stratégies de contournement des normes tarifaires que pourraient mettre en place les grands émergents par le biais d’un jeu sur le taux de change. Pour cela, il nous faudra repenser le rôle de la BCE et de la Commission européenne, qui devront avoir les moyens d’intervenir pour défendre le tarif extérieur commun.
4. Vous dites que la "démondialisation" est un mot valise et vous appelez plutôt à une internationalisation du pouvoir politique, Pouvez-vous préciser ce point ?

La "démondialisation" est un slogan qui recouvre les contenus les plus divers : le nationalisme économique xénophobe, comme le projet d’une organisation continentale de la société internationale (dont l’Union européenne constitue, jusqu’à présent, le modèle le plus avancé). Ce qui fait la force de ce slogan, c’est précisément son ambigüité. S’y reconnaissent aussi bien ceux, nombreux, qui prônent un repli sur le pré carré national ou continental en réponse à la globalisation, que ceux qui considèrent qu’on a été trop loin dans l’ouverture et la déréglementation de nos économies, et qui aspirent à de nouvelles régulations.

Aux "démondialisateurs" d’aujourd’hui, nous devons dire ce que nous disions aux "anti-mondialistes" des années 1990 (avant qu’ils ne se transforment eux-mêmes en "altermondialistes") : la mondialisation n’est pas un choix, c’est une donnée. Elle n’est ni "heureuse", comme le prétendait Alain Minc, ni "calamiteuse", comme lui répondait invariablement Bernard Cassen, le fondateur d’ATTAC. Elle est fondamentalement ambivalente et conflictuelle : la mondialisation est un combat qui oppose des conceptions différentes du développement économique et qui renvoie à des intérêts antagonistes. A la mondialisation libérale conduite par les Etats-Unis et les multinationales, s’oppose la mondialisation maitrisée et solidaire, voulue par les ONG progressistes, les syndicats de salariés, les partis et les gouvernements de gauche.

Cette lutte pour une mondialisation équitable définit le contenu concret de l’internationalisme du XXIème siècle. Il faut élaborer de nouvelles règles de fonctionnement de l’économie et de la société internationales, et édifier les institutions régionales, continentales, mondiales capables de les faire appliquer. Il faut porter les forces du travail et de la démocratie politique au même niveau de puissance et d’organisation internationale que ceux qu’on atteint les détenteurs du pouvoir économique privé : entreprises multinationales et opérateurs financiers. Les ONG, les syndicats l’ont compris. Les pouvoirs politiques aussi, quoique plus laborieusement, qui s’efforcent de s’organiser au niveau régional (Union européen, Mercosur, Asean, OUA,…) et mondial (G20, G8, ONU)…
Pour en savoir plus, du même auteur

● Septembre 2009 – Cahier de Formation N°16 : " Les socialistes face à la Mondialisation ".
● Septembre 2011 – "La nouvelle Frontière : pour une social-démocratie du XXIème siècle" – Ed. du Seuil
● Février 2012 – Essai de la Fondation Jean Jaurès : "Pour le Juste échange. Réguler le Commerce International".
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