L'édito de Pascal Boniface

« Les relations internationales depuis 1945 » – 4 questions à Maurice Vaïsse

Édito
26 juin 2019
Le point de vue de Pascal Boniface


Maurice Vaïsse est professeur émérite d’Histoire des relations internationales à Sciences Po. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la 16ème édition de son ouvrage « Les relations internationales depuis 1945 » chez Armand Colin.

C’est la 16ème édition de votre livre, devenu un véritable classique. Vous y attendiez-vous lors de la première édition ? 

Non bien sûr ! Au départ en 1990, il s’agissait de rédiger un manuel à publier dans la collection Cursus, c’est à dire un volume resserré et destiné au premier cycle des Universités. À ce moment-là, la référence absolue était le manuel d’histoire diplomatique de Jean-Baptiste Duroselle publié chez Dalloz. Pas question de rivaliser avec cette somme.
Or, aidé en cela par l’évolution ébouriffante des relations internationales en cette fin du XXème siècle et au début du XXIème siècle, je me suis piqué au jeu et j’ai actualisé périodiquement ce livre qui est entré dans la collection U en 2005. Depuis lors, de nouvelles éditions ont été publiées en 2008, 2011, 2013, 2015, 2017 et 2019, sortie en mai. Et je prépare déjà la 17ème édition. Le livre a été traduit en portugais, russe, bulgare, japonais. Et des éditions pirates existent en roumain et en persan.

Si au début le travail était relativement facile (car la documentation ne manquait pas), par la suite l’actualisation a été un véritable défi pour deux raisons. L’une provenait de l’absence de chronologies suffisamment fiables, surtout à partir du moment où le journal Le Monde a décidé d’interrompre en 2008 sa très précieuse publication annuelle : L’année dans le monde, Folio-Gallimard. L’autre difficulté était de nature méthodologique : comment rendre compte de la multiplicité des événements, rester objectif, et ne pas se contenter de faire une simple chronique ?  Je n’ai probablement pas toujours réussi à cocher toutes ces cases dans la synthèse finale.

Car il s’agit bien d’une synthèse : je ne cherche pas à décrire en détails les événements (les références bibliographiques régulièrement actualisées permettent d’en savoir plus), je souhaite fournir à la fois un cadre événementiel et une grille d’analyse.

Toutefois, quand j’essaie de comprendre les raisons du succès de cet ouvrage, je l’attribue à un travail régulier, qui repose sur une veille documentaire quasi permanente. Elle consiste à recueillir une fois par semaine les articles, statistiques, etc (que je trouve un peu partout : quotidiens, hebdos, notes, sites internet) qui me semblent utiles à conserver et que je classe de temps en temps par rubriques : géographique ou thématique, et qui constituent le fond de mon travail. Là aussi, je reconnais une faille, la relative absence de sources par exemple à propos de l’Amérique du sud. Au fond, je reproduis la version européocentriste de la documentation à ma disposition.

En outre, j’accorde une grande importance à la cartographie, car je ne conçois pas d’évoquer des événements sans montrer où ils situent : ce sont des cartes de localisation, pas des cartes dynamiques qui demanderaient un travail plus conséquent. Dans cette exigence, comme dans le travail courant, j’ai bénéficié de l’aide et du soutien des éditions Armand Colin.

Vous divisez l’après-guerre froide en trois périodes : 1/ À la recherche d’un nouvel ordre mondial (1992-2001) 2/ Le désordre impérial (2001-2008) 3/ La redistribution de la puissance (2008-2013). Quelles sont les caractéristiques de ces trois périodes ?

Vous touchez là une question sensible, qui se trouve au cœur des préoccupations de l’historien : pour des périodes anciennes, on a un certain recul qui permet de mieux catégoriser les périodes. Mais comment organiser le passé très proche ? Et comment ne pas se tromper dans l’évaluation des inflexions et des tournants ? Là aussi, je ne suis pas sûr d’avoir toujours réussi. De fait, les années 1990 sont vraiment individualisées autour de deux idées : c’est la fin de la guerre froide, mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Les années 2000 sont marquées par la guerre contre le terrorisme, une remise en question de l’empire américain et donc un vrai désordre international. J’ai choisi de privilégier le tournant de 2008 pour marquer l’importance de la crise économique et financière et d’y voir une période de réévaluation de la puissance dans le monde.

Pensez-vous que Trump va réussir son pari de créer un monde unipolaire ou que la multipolarisation est inéluctable ?

Les historiens n’aiment pas beaucoup répondre à des questions sur l’avenir. Ils se sentent mal à l’aise. Alors, je ne vais pas réagir en historien, mais en observateur du monde. Et là, j’ai une réponse à donner à la question qui m’est posée. Elle concerne la photo de couverture du volume qui change à chaque nouvelle édition. Dans le choix qui m’était proposé, plusieurs photos mettaient en scène Donald Trump, ce qui après tout était normal, en raison de sa surexposition aux médias : Trump et Kim Jong Un, Trump et l’OTAN, etc. J’ai délibérément choisi de mettre en valeur l’idée d’un monde multipolaire par un coup de projecteur sur une rencontre de personnalités qui défient clairement le monde occidental :  Vladimir Poutine, Hassan Rohani, Recep Tayyip Erdogan, et qui illustrent la multiplicité des pôles de puissance dans le monde. C’est aussi ce que je fais dans le choix des archives diplomatiques à publier dans le volume des Documents diplomatiques français, qui ne reflètent pas seulement les relations entre les puissances occidentales et la France, mais aussi les relations qui se nouent par exemple entre les États africains, telles que les diplomates français se les représentent.

En quoi l’histoire éclaire-t-elle le présent ?

Je crois profondément que l’histoire éclaire le présent et peut aider à le comprendre. Sans pour autant s’en rendre prisonnier et vivre dans la commémoration permanente. Évidemment le monde évolue, l’histoire n’est pas un éternel recommencement et le rôle des personnalités n’est pas à négliger. Mais il y a des constances, des permanences. J’en donnerai deux exemples à propos du Brexit et de Trump. Alors que le Royaume-Uni vient tout juste –en 1974– d’entrer dans le Marché commun, les archives diplomatiques françaises reflètent ce dont se plaignent les Anglais :  il faut renégocier l’adhésion, les conditions consenties sont trop contraignantes, l’Angleterre perd sa souveraineté. On est frappé par la ressemblance entre les arguments de 1974 et ceux qu’on entend ces derniers temps, sans aller jusqu’à dire que l’on pouvait prédire le Brexit. Quant à la politique de Donald Trump, que ce soit le caractère protectionniste de sa politique commerciale ou la demande insistante du partage du fardeau au sein de l’OTAN, elle est dans une parfaite continuité avec la politique de Richard Nixon, même si l’expression est plus brutale dans le cas de l’actuel président. L’histoire non seulement permet de comprendre le présent, mais elle a une autre vertu : celle de relativiser le présent et donc d’inciter à la réflexion.
Tous les éditos