L'édito de Pascal Boniface

Quand le fer coûtait plus cher que l’or – 4 questions à Alessandro Giraudo

Édito
25 juin 2015
Le point de vue de Pascal Boniface

Dans son dernier ouvrage « Quand le fer coûtait plus cher que l’or », paru aux éditions Fayard (préface de Jean-Marc Daniel), Alessandro Giraudo, Chief Economist du groupe international Viel-Tradition à Paris, conte de manière plaisante – en soixante histoires brèves, originales et surprenantes – l’économie mondiale.


On parle de soft power, d’hyperpuissance, mais au XVIe siècle, Venise à elle seule imprimait la moitié des livres publiés au monde.


L’histoire économique nous apprend que, dans le passé, quelques villes étaient des centres importants de fabrication de certains produits très spécifiques, avec un rôle stratégique essentiel car ces lieux importants de production n’étaient pas nombreux. C’est le cas de Venise (livres, dentelles, miroirs, cristal, perline [1] ), de Nuremberg, Augsbourg, Milan, Brescia et Toledo pour les armes blanches et d’Augsbourg pour les futaines. Les canons de bronze étaient fondus essentiellement à Amsterdam, Nuremberg, Milan, Venise, Ferrara et Byzance ; les canons de fer étaient produits dans la forêt de Weald (Angleterre) et dans le sud de la Suède. Damas fabriquait des lames d’acier exceptionnelles (avec le fer indien de Wootz), Golconda a été la seule mine de diamants pendant 40 siècles, trois mines de lapis-lazuli localisées dans les montagnes afghanes fournissaient cette pierre semi-précieuse avant la découverte d’une mine au Chili ; Almadén a été la grande mine qui a produit la moitié du mercure mondial, les deux mines de Potosí et Iwami-Ginzan dans l’ancien Pérou et au Japon produisaient 1/3 de l’argent métal du XVI siècle. Dans la ville de Jingdezhen, 60 000 ouvriers fabriquaient la porcelaine chinoise, Fabriano est restée pendant deux siècles le principal centre de production de papier en Europe et fournissait la Grande Porte ; Côme et Lyon étaient les deux grands centres de production de la soie dans l’Europe baroque sans oublier l’île de Run qui était la seule à produire de la noix de muscade et les Hollandais l’ont échangée contre Manhattan (sic!), cédée à l’Angleterre.


Ce brève inventaire à la Prévert nous dessine une toile très importante du commerce des produits essentiels, mais nous raconte aussi l’activité d’espionnage déployée pour apprendre les techniques et les méthodes de production de ces produits. La soie arrive à Constantinople et, ensuite, en Europe, grâce à une opération d’espionnage de moines pour le compte de l’Impératrice Théodora. Beaucoup d’efforts ont été employés pour découvrir le secret du rouge d’Andrinople, Venise avait isolé sur deux îles (Murano et Burano) les maîtres verriers et les dentellières pour mieux contrôler ces deux productions stratégiques. Une guerre très discrète s’était déroulée entre Venise et Colbert pour protéger/copier les secrets de la production des glaces et du cristal. Venise n’avait pas hésité à utiliser le poison et le stiletto [2] contre les ouvriers qui avaient participé à la création de Saint-Gobain. Et, à partir du XVe siècle, l’Europe avait essayé de percer les secrets de la porcelaine chinoise: princes et chimistes s’affrontaient dans des laboratoires secrets, surtout dans le monde germanique…


Mais la réalité ne change pas. Actuellement l’espionnage industriel et militaire est très actif et opère dans une grande discrétion, favorisée par la technologie. Dans ce secteur, on n’a plus besoin de Mata-Hari…


L’inventivité du fisc est inépuisable. Il fut un temps où on taxait l’urine ?


«L’argent n’a pas d’odeur» répond Vespasien (gestionnaire rigoureux des finances impériales romaines) à son fils qui le critique d’avoir imposé l’urine, un produit essentiel, dans la production textile et la maroquinerie. Les Etats ont toujours eu une fantaisie inépuisable pour «récolter des impôts» et ont inventé des solutions avec un don d’imagination qui, appliquée à la science, nous aurait fait gagner un siècle de progrès dans la recherche scientifique ! Dans l’Italie de la Renaissance, on avait même inventé une taxe sur l’ombre des maisons projetée sur la rue publique. Sans oublier les impôts sur les fenêtres qui avaient favorisé des maladies très graves chez la population mais aussi lancé la technique du trompe-l’œil. Ou les impôts sur les perruques en Angleterre, ceux sur les barbes crées par Pierre en Russie (officiellement pour promouvoir l’hygiène, mais aussi pour ramasser quelques kopecks de plus pour les caisses de l’Etat) ou encore sur les briques avec une réaction très claire de la population anglaise. Les producteurs avaient changé les dimensions des briques, mais le fisc avait modifié les règles de cet impôt et la population avait réagi en utilisant beaucoup plus de bois dans la construction des maisons. Si les inspecteurs du fisc se creusent la tête pour trouver des sources nouvelles de fiscalité, les citoyens inventent des parades et des galipettes pour ne pas les payer…comme en Grèce : beaucoup de maisons n’ont pas de toit classique, mais une chape de béton…La maison n’est donc pas terminée et elle n’est pas frappée par la fiscalité immobilière!


Les gouvernements doivent saisir la limite après laquelle l’imposition fiscale trop lourde sabote les entrées fiscales…Tibère avait affirmé « Un bon berger tond ses moutons, mais ne les écorche pas ». Et il faut se rappeler de la révolte de la population contre le fisc à Lagash (Mésopotamie, environ 40 siècles av. J.C.) avec l’assassinat de tous les percepteurs des impôts…


Vous dites que la découverte du pétrole a évité une catastrophe écologique majeure. Pouvez-vous expliquer ?


Vers 1855, à son apogée, l’industrie de l’huile de la baleine est le cinquième secteur industriel des Etats-Unis et la ville de New Bedford (Boston) figure parmi les villes les plus riches avec ses baleiniers, souvent manœuvrés par des pécheurs basques. Plus de 900 bateaux chassent la baleine sur les océans pour obtenir de l’huile (illumination, lubrifiant des machines), des gras pour la production de savon, de la chair salée (importante source de protéines), les baleines (pour les corsets des femmes et pour les parapluies) ; certains produits (les spermacetis) sont employés dans la pharmacopée et la production de bougies. Les harponniers chassent en moyenne 15.000 baleines par an avec un impact catastrophique sur la population de cétacés.
Mais, la découverte du pétrole en Pennsylvanie entre en concurrence frontale avec l’huile de baleine et génère une crise dramatique de cette industrie avec la forte hausse de la production de l’or noir : 2000 barils par an sont produits aux USA en 1859 ; 40 ans plus tard, 2000 barils sont extraits toutes les sept minutes. Un désastre écologique est évité, mais 150 ans plus tard on risque un autre désastre écologique avec la mise en production des sables bitumineux dans certaines régions du Canada et d’autres pays…!


Vous affirmez que la Chine et l’Inde étaient – au cours du XVIe siècle – les deux économies les plus puissantes du monde de l’époque….Pourquoi ?


Au cours des mille ans qui séparent le début de la dynastie des Tang de la fin de celle des Ming, la Chine est certainement une grande économie ; plus précisément, à l’époque de Ming, avec la faiblesse des califats et le début de l’Empire ottoman, elle devient la première économie mondiale en termes de valeur ajoutée. Evidemment, elle est concurrencée par des villes importantes comme Bagdad, Venise, Florence, Augsbourg, Byzance, Anvers et Amsterdam. Mais ces villes ne sont que de petits points heureux dans une géographie européenne-moyen orientale des trois continents connus. La population chinoise dépasse les cent millions d’habitants ; celle du sous-continent indien atteint le niveau de 165 millions, à l’apogée de l’empire Moghol (époque d’Aurangzeb). Et les cotonnades indiennes, les épices, le salpêtre du Bengale (d’où l’expression des feux de Bengale), les pierres précieuses et les diamants de Golconda, l’indigo et l’ivoire sont exportés vers un monde qui paye très souvent contre de l’argent et de l’or. L’Inde devient la deuxième économie mondiale ! Elle profite du même modèle des dynasties chinoises qui exportent, depuis la dynastie des Han, porcelaines, soies et épices et ont besoin d’importer très peu de produits, sauf l’argent-métal qui est à la base du système monétaire de l’empire du milieu. Mais entre 1492 (Colombo) et 1498 (de Gama) tout bascule avec l’ouverture –pour l’Europe – des routes maritimes vers l’est et l’ouest. Paradoxalement, la boussole inventée par les Chinois dirige les navigateurs et les canons européens utilisant l’invention chinoise de la poudre à canon participent à l’expansion européenne en Asie et en Amérique Latine. Et les équilibres changent radicalement. Au début, lentement, ensuite, à grande vitesse entre l’Europe et l’Asie. La Chine des Ming se fait bercer par les luttes de palais entre les femmes officielles de l’empereur, les concubines et les puissants eunuques ; beaucoup d’inventions sont présentées à l’empereur qui les considère plus comme un jouet qu’un instrument de progrès pour le pays ; les hauts fonctionnaires sont choisis à travers le poussiéreux concours des lettrés et la cour impériale sous-estime la puissance des peuplades localisées sur les confins que la Grande Muraille devrait protéger. En 1644, l’empereur, après le chute de Beijing, sort de la Cité interdite et se pend à un arbre : quel triste épilogue pour la brillante dynastie des Ming ! Et l’empire Moghol périclite pour des raisons différentes une centaine d’années plus tard. Le commerce est dans les mains des étranges et des Compagnies des Indes, l’administration est bureaucratique et très souvent les provinces sont trop lointaines et indépendantes par rapport à la capitale, la noblesse – dans le passé le vrai nerf militaire et économique du pays – fait preuve d’un égoïsme et d’une myopie qui sabotent le système. L’empire tombe comme un fruit mur de sapotille dans les mains des Britanniques…! L’Europe ne peut plus envoyer les « bateaux noirs » du commodore Perry dans les eaux orientales…La seule solution demeure dans la technologie et l’inventivité face au rouleau compresseur de la Cindia qui s’est mis en route.


[1] Petites boules de verre très coloré – produites à Venise – qui étaient largement utilisées pour acheter les esclaves africains à l’époque du commerce triangulaire.
[2] Poignard très fin, inventé à Gênes, et largement utilisé par la police secrète de Venise pour éliminer les ennemis de la Sérénissime.

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