L'édito de Pascal Boniface

Guerre en Ukraine : l’émotion ne doit pas faire perdre la raison

Édito
30 mai 2022
Le point de vue de Pascal Boniface


La guerre en Ukraine a créé une légitime émotion qui ne doit pas se transformer en un piège empêchant de l’analyser de façon rationnelle. Une des conséquences de la guerre est la question d’une adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union européenne. En effet, face à l’émotion suscitée par les images de destructions et de souffrances du peuple ukrainien, la tentation serait d’intégrer le plus rapidement possible l’Ukraine au sein de la famille européenne. C’est du moins ce que demande explicitement le président ukrainien. Pourtant, quelques éléments de réflexion peuvent être soulignés.

Le peuple ukrainien est aujourd’hui martyr du fait de l’agression russe lancée par Vladimir Poutine. Il avait auparavant été maltraité par ses propres dirigeants. Si le PIB par habitant en Ukraine était inférieur avant la guerre – en 2021 – à ce qu’il était en 1991, c’est bien le résultat des politiques menées par les dirigeants successifs du pays. Il existe en Ukraine une corruption endémique massive, c’est d’ailleurs sur un programme de lutte contre la corruption que Volodymyr Zelensky a été élu. Si les Européens n’ont pas de garanties sur la résorption de cette corruption, ils doivent se méfier d’une intégration de l’Ukraine au sein de l’Union européenne qui impliquerait que les flux financiers en provenance des instances européennes puissent être très largement détournés. S’il est aujourd’hui évident que les Européens doivent soutenir l’Ukraine et sa population, l’Ukraine doit d’abord s’aider elle-même en luttant non seulement verbalement, mais aussi dans les faits contre la corruption et ainsi être en capacité de fournir à l’UE des résultats économiques et anticorruptions satisfaisants au moment d’ouvrir son dossier d’adhésion.

Se posent ensuite deux autres questions : si l’Ukraine intègre l’Union européenne, sera-t-elle réellement européenne ou profitera-t-elle seulement des crédits européens ? En d’autres termes, est-ce que Zelensky est pro-européen ou pro fonds structurels européens ? Par ailleurs, intégrer un pays totalement lié aux États-Unis d’un point de vue stratégique, et qui du fait de son poids démographique pourrait faire pencher la balance du côté américain est-il dans l’intérêt de l’Union européenne ? Avons-nous intérêt à faire entrer un cheval de Troie proaméricain ? Dès son arrivée au pouvoir, le président Zelensky a fait preuve d’un fort tropisme américain. De son point de vue, seuls les États-Unis peuvent l’aider dans son face à face avec la Russie. Le président ukrainien était même prêt à retarder sa cérémonie d’investiture pour avoir l’honneur de voir y participer le vice-président (pas même le président !) américain Mike Pence.

Ce tropisme américain se confirme depuis le début de la guerre. Zelensky a multiplié les critiques à l’égard des pays européens alors qu’il a été beaucoup plus tolérant vis-à-vis des États-Unis. Le 11 mars, il demandait à l’Union européenne d’en faire plus après le refus des 27 d’une adhésion rapide de l’Ukraine. Il déclarait : « Il faut aller plus fort, ce n’est pas ce que nous attendons ». Zelensky défend l’intérêt national ukrainien, sa demande est légitime, mais l’Union européenne doit aussi défendre ses propres intérêts et il n’est pas certain que ceux-ci concordent avec une adhésion rapide de l’Ukraine. Le 23 mars devant le Parlement français Zelensky critiquait Renault, Auchan et Leroy Merlin qui maintenaient leurs activités en Russie. Il a même appelé au boycott de Renault. Pourtant, il n’a pas appelé au boycott des entreprises américaines qui poursuivaient une activité en Russie. Le 3 avril, dans une allocution vidéo, Zelensky reprochait à Angela Merkel et Nicolas Sarkozy quatorze années d’échecs diplomatiques vis à vis de la Russie. Il déclarait : « J’invite Mme Merkel et M. Sarkozy à se rendre à Boutcha et à voir ce à quoi la politique de concessions vis-à-vis de la Russie a abouti en 14 ans. Pour voir de leurs propres yeux les hommes et les femmes ukrainiens torturés ». Le fait d’attribuer une responsabilité aux anciens dirigeants allemand et français des massacres à Boutcha est pour le moins indécent. Il n’a pas mis en cause les États-Unis qui ont ouvert la porte de l’OTAN à l’Ukraine sans jamais l’y intégrer, ni Joe Biden d’avoir déclaré qu’il n’interviendrait pas militairement aux côtés de l’Ukraine face aux menaces russes. Devant le Parlement irlandais le 4 avril, il critiquait l’indécision de certains dirigeants européens dans le choix de sanctionner ou non la Russie, il disait alors : « Je ne peux tolérer aucune indécision après ce que nous avons traversé ». Zelensky n’a pas à décider à la place des pays européens. Il peut formuler des demandes, mais il n’a pas à donner des ordres aux pays européens. Zelensky a également fait affront au président allemand Frank Walter Steinmeier en refusant qu’il se rende à Kiev du fait d’une soi-disant trop grande proximité avec la Russie dans le passé. Zelensky appelle les pays européens à l’aide et pense avoir le luxe de choisir les « bons » dirigeants et de refuser les autres, dont le président allemand. Il n’y a pas de précédent d’un dirigeant d’un pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne qui se soit permis de critiquer avec une telle vigueur les dirigeants passés ou présents des pays européens. Le 13 avril, il critiquait le refus d’Emmanuel Macron d’utiliser le terme de génocide, il déclarait : « Je lui ai dit que je voulais qu’il comprenne qu’il ne s’agit pas d’une guerre, que ce n’est rien d’autre qu’un génocide ». Une enquête est en cours sur le sujet, il n’y a pas pour le moment de qualification juridique de génocide concernant les crimes de guerre commis en Ukraine. Le 23 avril, il critiquait la décision du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres d’aller à Moscou avant d’aller à Kiev : « C’est simplement erroné d’aller d’abord en Russie puis en Ukraine ». Le 11 mai, il critiquait la proposition de Macron de créer une communauté politique européenne dans laquelle l’Ukraine aurait été incluse. Il déclarait : « Notre entrée ne pourra que renforcer l’Union européenne, on ne peut pas nous garder à distance, on ne veut pas rester dans cette incertitude de manière constante. C’est comme une table où toute la famille est réunie, tu es invité, mais on ne t’a pas mis de chaise, c’est injuste ».  Or, tous les pays qui ont été candidats ont suivi la longue procédure d’adhésion et il n’y a jamais eu de procédure accélérée pour aucun pays. Une fois encore, au nom de quoi l’Ukraine devrait-elle décider pour l’Union européenne ?

Zelensky n’est pas avare de critiques envers les pays de l’Union européenne, c’est son droit. L’Union européenne a aussi le droit de se faire respecter et de ne pas obéir à l’agenda du président ukrainien. L’UE agit trop souvent de façon faible, n’ose pas faire valoir ses intérêts et a par conséquent payé le prix d’élargissements trop rapides qui l’ont plus affaiblie que renforcée. Une adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union européenne pourrait par ailleurs profondément déstabiliser ce pays, surtout si des réformes structurelles n’y sont pas menées.

 
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