L'édito de Pascal Boniface

« Où va le monde ? » – 3 questions à Pascal Lamy et Nicole Gnesotto

Édito
20 avril 2017
Le point de vue de Pascal Boniface
Pascal Lamy, ancien directeur général de l’OMC, est président emeritus de l’Institut Jacques Delors. Nicole Gnesotto est professeur titulaire de la chaire sur l’Union européenne au Conservatoire national des arts et métiers et présidente du conseil d’administration de l’IHEDN. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « Où va le monde ? », aux éditions Odile Jacob.

Peut-on vraiment opposer géopolitique et géo-économie ? L’économie n’est-elle pas une partie intégrante de la géopolitique ?

Dans ce livre, nous n’avons pas voulu opposer géopolitique et géo-économie mais poser deux regards différents, instruits par deux expériences distinctes, et échanger nos arguments sur les dynamiques du monde. Les forces à l’œuvre ne sont pas les mêmes selon les époques, les continents, les problèmes. Trump n’est pas Obama mais la Silicon Valley est toujours là. Les infrastructures techniques d’internet maillent la planète différemment des systèmes d’armes atomiques. Qu’est-ce, dès lors, qu’un « cyber-désarmement » ?

La mondialisation a creusé les inégalités mais la plupart des drames mondiaux se situent dans les zones qu’elle a laissées de côté. Et pour agir, ce qui est notre préoccupation commune, on ne peut partir d’une analyse intellectuelle selon laquelle « tout est dans le tout », peut-être juste mais inopérante. Face au désarroi, il faut donc prendre le risque du jugement, de la pondération. Les nôtres sont souvent distincts. Au lecteur de se faire son opinion à partir d’ingrédients que nous lui proposons, qu’il s’agisse de faits ou de tendances telles que nous les envisageons.

Vous évoquez la nécessité d’inventer un nouveau narratif européen. Sur quoi pourrait-il être bâti ?

Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de la construction européenne, a écrit : « Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain »[1]. Sa vision, marquée par deux guerres mondiales, selon laquelle l’inter-national (« l’entre-nations ») devait accepter une dose de supranationalité, était juste, même s’il a sous-estimé, comme ses contemporains, la difficulté de l’intégration économique à produire de l’intégration politique sous sa forme démocratique.

Depuis 60 ans, l’Union européenne (UE) est considérée comme un « laboratoire » dans lequel s’élaborent de nouveaux modes de gouvernance. L’UE porte un ADN pluri- et multilatéral spécifique qui explique une attention plus marquée sur les questions environnementales ou commerciales que sur les enjeux de sécurité, y compris, hélas, dans son pourtour.

Nous sommes d’accord pour estimer que cette asymétrie n’est plus tenable si nous tenons à ce que les valeurs européennes continuent à peser sur le monde à venir, d’où nos propositions, in fine, en matière de politique étrangère, de sécurité, et de défense. Pour « civiliser » la mondialisation, le nouveau narratif que nous suggérons, l’UE ne peut plus faire l’impasse sur la puissance.

L’action extérieure et la participation à la construction d’un système international ne faisaient pas partie des fondations de la construction européenne. Selon vous, comment faire pour qu’elle puisse y participer ?

Effectivement. Il y a dans l’ADN de l’Europe un refus de la force militaire, un discrédit de la notion de puissance ; l’intégration économique et l’interdépendance qu’elle est censée tisser visent, certes, à assurer la croissance mais répondent également à un objectif politique majeur : empêcher le retour des volontés de puissances nationales. La guerre doit être rendue impossible et impensable entre les États européens et entre eux et le reste du monde. Dès 1954, un « deal » s’établit ainsi entre l’Otan, qui assure la sécurité collective, et la CEE, qui assure la prospérité des Européens. Pendant toute la guerre froide, l’Europe sort donc de l’Histoire.

Lorsque celle-ci se rejoue en 1989, l’UE s’adapte : elle invente le regime change par l’élargissement à l‘Est, les politiques de voisinage, l’extension du marché et des acquis démocratiques. D’une certaine façon, elle change le monde ex-soviétique ou, du moins, en accompagne et favorise la mutation. En revanche, ses incursions dans la sphère stratégique restent timides : une politique de sécurité et de défense commune est créée mais Washington reste en charge de la défense et de la stabilité de l’Europe et du monde.

De nouveau aujourd’hui le monde change : Poutine redevient menaçant, Trump devient inquiétant, le terrorisme guette dans nos sociétés, tandis que le Sud-africain et moyen-oriental connait des déstructurations sanglantes. L’Europe est plus menacée et peut-être plus solitaire qu’elle ne l’imagine. Pire : son abstention stratégique la met paradoxalement en première ligne : c’est elle qui subit le terrorisme et qui doit maîtriser l’afflux des réfugiés sur son territoire. Si les Européens veulent donc arrêter de subir les crises des autres, voire participer à la solution des crises dans un sens favorable à leurs intérêts, ils n’ont pas d’autre choix que de compléter ce qui restera d’alliance et de confiance atlantiques, avec une capacité autonome de gestion des crises et de régulation de la mondialisation.

[1] MONNET (Jean), Mémoires, Fayard, 1976.
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