05.12.2024
« Guerres cachées : les dessous du conflit russo-ukrainien » – 3 questions à Marc Endeweld
Édito
8 juillet 2022
Le gaz a joué un rôle majeur dans la guerre…
Depuis bientôt vingt ans, Russes et Ukrainiens se sont retrouvés régulièrement en confrontation sur le dossier du gaz. Dans l’esprit des Russes, les gazoducs Nord Stream, dont le premier a été mis en service dès 2012 (et qui connecte directement la Russie avec l’Allemagne via la Baltique), visent à contourner le gazoduc qui passe par l’Ukraine et qui permet à l’État ukrainien de toucher des revenus conséquents. On l’a remarqué avant la déclaration de guerre, Poutine a su manier l’arme du gaz dans son rapport à l’Ukraine et aux Européens. D’autant plus que sur l’énergie, les Européens ne sont d’accord sur rien et se sont retrouvés divisés. En 2011, le patron de Gazprom expliquait d’ailleurs aux Européens : « Surmontez votre peur des Russes, ou manquez de gaz ».
Au final, cette division européenne a fait le jeu des Russes et… des Américains. Car depuis 2014, les Américains sont devenus à bas bruit exportateurs, grâce à l’exploitation du gaz et pétrole de schiste par la technique de la fracturation hydraulique, et l’utilisation de méthaniers permettant de transporter du gaz naturel liquéfié (GNL). Ce « big bang » du GNL a amené les Russes à réagir, et ils ont commencé à exporter du GNL venant de la Sibérie avec l’aide cruciale (et les milliards d’investissements) du français Total auprès du russe Novatek comme je le raconte dans mon livre.
Pour autant, cette guerre du gaz n’a pas été à mon sens l’élément central dans la survenue de la guerre, même si le Donbass et les eaux territoriales ukrainiennes dans la mer Noire renferment de grandes réserves de gaz et de pétrole de schiste. Cette guerre du gaz est davantage un terrain d’affrontement en arrière-plan entre Russes et Américains. Et si le gaz a d’abord été un outil de pression pour Poutine, les Américains ont finalement bien profité de la guerre en Ukraine en poussant les Européens à acheter leur « freedom gas », comme ils l’appellent. Cette stratégie offensive dans le gaz fait aujourd’hui partie intégrante de leur doctrine de défense.
Dans mon ouvrage, je décortique cette stratégie gazière et pétrolière de long terme impulsée par les Américains depuis bientôt dix ans, notamment sous le mandat de Trump qui, dès 2018, s’opposait à Merkel en déclarant : « À quoi sert l’OTAN si l’Allemagne paie à la Russie des milliards de dollars pour le gaz et l’énergie ? ».
Ensuite, dans les mois qui ont précédé la guerre, ce terrain d’affrontement sur le gaz est devenu paradoxal à plus d’un titre : tout le monde l’a oublié mais à l’été 2021, lors de leur rencontre à Genève, Biden et Poutine se sont mis d’accord sur la mise en route de Nord Stream 2 à certaines conditions (compensations financières pour l’Ukraine, ouverture de terminaux GNL en Allemagne). Les Ukrainiens et Zelensky étaient alors furieux à l’égard de l’administration Biden. À la même période, Gazprom réduisait discrètement ses exportations de gaz aux pays européens, ce qui faisait monter les prix du gaz dès la fin de l’été 2021… Une forme d’avertissement aux Européens tentés par le gaz américain ?
Mais Poutine craignait également un rapprochement entre l’Ukraine et les États-Unis dans le domaine nucléaire…
De fait, la guerre en Ukraine n’est pas uniquement territoriale et ne se limite pas au Donbass. Vladimir Poutine a de multiples buts de guerre derrière ses déclarations tonitruantes et médiatiques sur la « dénazification » de l’Ukraine. À travers cette guerre, le président russe a surtout voulu mettre un coup d’arrêt à la volonté de souveraineté énergétique du président Zelensky dans un domaine particulièrement sensible, celui du nucléaire, qui est, comme on le sait, une technologie duale, civile et potentiellement militaire. Ceci explique pourquoi les troupes russes, dès le 24 février, foncent sur la centrale de Tchernobyl, dont les réacteurs sont à l’arrêt, mais où sont entreposés de nombreux déchets nucléaires, et prennent le contrôle de la plus grande centrale d’Europe, celle de Zaporijia. Les Ukrainiens n’ont cessé ces dernières années de se rapprocher des États-Unis dans le domaine nucléaire, tant pour leur approvisionnement en combustible que pour la construction de futures centrales. À l’été 2021, la société américaine Westinghouse signe pour plus de 30 milliards de contrats avec les Ukrainiens.
Pour Poutine, c’est un véritable crime de lèse-majesté, une « provocation » pour reprendre les termes d’un dirigeant français de l’énergie interrogé à travers mon enquête. Depuis la chute de l’Union soviétique, la Russie avait en réalité la haute main sur le parc nucléaire ukrainien (hérité de l’Union soviétique), tant pour la fourniture de combustibles, que pour la maintenance, la sûreté, la gestion des déchets et la coopération internationale sur les questions de prolifération à travers l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
En tant que journaliste, je travaille depuis de nombreuses années sur l’industrie du nucléaire et ses composantes géopolitiques. Dans mon précédent ouvrage, l’Emprise, je m’étais notamment intéressé aux liens entre EDF et la Chine. Ces dernières années, il était commun de dire que les Américains avaient délaissé le nucléaire civil, une énergie contestée par leur opinion publique depuis l’accident de Three Mile Island en 1979 et considérée comme peu rentable. J’ai pourtant découvert que l’administration Trump avait engagé un grand programme de relance du nucléaire civil américain depuis 2020, pour contrer tant la Russie que la Chine dans un contexte d’augmentation des tensions internationales. Au sein de cette offensive américaine dans le nucléaire en Europe, l’Ukraine est clé. À travers mon enquête, j’ai récupéré de nombreuses informations confidentielles concernant ces projets.
Ce dossier nucléaire civil était ainsi une priorité du président Zelensky depuis son accession au pouvoir en 2019, creusant un fossé béant de défiance entre Kiev et Moscou. En coulisses, le volontarisme ukrainien sur le nucléaire a aussi provoqué des tensions entre l’administration Biden et Zelensky. C’est un débat crucial totalement ignoré en France, mais depuis l’annexion par les Russes de la Crimée en 2014, de nombreuses voies en Ukraine se sont élevées pour rétablir le statut d’État nucléaire (militaire) de leur pays. Les Ukrainiens regrettent aujourd’hui d’avoir renvoyé à Moscou, au milieu des années 1990, les milliers d’ogives nucléaires soviétiques, dont Moscou détenait les codes d’utilisation) qui se situaient alors sur leur territoire. À l’époque, cet engagement avait été formalisé à travers le Mémorandum de Budapest signé en 1994, entre l’Ukraine et la Russie, mais également avec les autres puissances nucléaires que sont les États-Unis, la Grande-Bretagne, auxquels se sont jointes par la suite la Chine et la France. En contrepartie du transfert de ces armes à Moscou et de la signature du Traité sur la non-prolifération des Armes nucléaires (TNP), les puissances nucléaires s’engageaient à respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Mais aucune disposition n’obligeait chacune des parties à venir en aide à l’Ukraine en cas d’attaque, d’où les regrets et la rancœur des Ukrainiens aujourd’hui, y compris vis-à-vis des puissances occidentales. Lors de la conférence de sécurité de Munich, le 18 février, six jours avant l’invasion russe, Zelensky a ainsi expliqué dans son discours : « Nous n’avons pas cette arme, nous n’avons pas la sécurité ».
Vous citez à la fin de votre livre Kennedy qui pendant la crise de Cuba avait dit : « Nous devons avant tout nous demander pourquoi les Russes ont agi ainsi et d’ajouter qu’il était nécessaire de laisser une porte de sortie à Khrouchtchev. Dressez-vous un parallèle avec la situation actuelle ?
Oui, car comme on le voit, la guerre en Ukraine comprend incontestablement une composante nucléaire au niveau des enjeux. Que Vladimir Poutine mette en alerte ses forces nucléaires ou que la Biélorussie abandonne dans sa Constitution son statut « d’État non nucléaire » entre novembre 2021 et février 2022, montre que la situation de la sécurité collective en Europe n’est plus assurée. Une situation en réalité ancienne, peu reconnue par nos responsables politiques face aux opinions publiques. En annexant la Crimée en 2014, Vladimir Poutine a ouvert la boîte de Pandore en bafouant le Mémorandum de Budapest. Cette année-là d’ailleurs, Ban Ki-moon, alors secrétaire général des Nations Unies, avait lancé l’alerte : « les implications sont profondes tant pour la sécurité que pour l’intégrité du régime de non-prolifération nucléaire ». Récemment, l’ancien ministre de la Défense et des Affaires étrangères polonais, Radoslaw Sikorski a déclaré que la Russie avait violé le mémorandum de Budapest et que, par conséquent, l’Occident pouvait « offrir » des ogives nucléaires à l’Ukraine afin « qu’elle puisse défendre son indépendance ». Quand Poutine souhaite imposer une « démilitarisation » de l’Ukraine, il a en tête le maintien de son statut d’État non nucléaire militaire.
C’est d’ailleurs ce qu’il a dit à Emmanuel Macron au téléphone quatre jours avant l’invasion sans que le président français ou ses équipes ne le relèvent, comme on a pu le découvrir la semaine dernière en visionnant le reportage « embarqué » de Guy Lagache sur France 2 sur les initiatives diplomatiques de la présidence française entre Russes et Ukrainiens. C’est bien parce que la diplomatie française, et l’Elysée en particulier, s’est concentrée en priorité sur les accords de Minsk (et leur non-application) que la France n’a pas réussi à éviter la guerre. Si la France était garante de ces accords, elle l’était pourtant tout autant du Mémorandum de Budapest. On pouvait se demander en début d’année si notre pays avait réellement les moyens de maintenir la paix, mais on voit bien que nos dirigeants n’avaient pas forcément les bons arguments (et les bonnes analyses) pour convaincre Poutine de ne pas engager une invasion massive de l’Ukraine.
De fait, par plusieurs aspects, la situation pour l’Europe est même plus dangereuse aujourd’hui que du temps de la guerre froide historique. Ces dernières années, on a bien assisté à une fragilisation des mécanismes internationaux de non-prolifération et de l’efficacité de la dissuasion entre puissances nucléaires. Sous Donald Trump, les États-Unis sont ainsi sortis de trois traités dans ce domaine. À bas bruit, tant les Russes que les Américains ont relancé un réarmement nucléaire notamment en construisant des ogives de « faible puissance », dites « tactiques », que certains experts ou généraux, aux États-Unis comme en Russie, souhaitent désormais utiliser sur les champs de bataille, une doctrine ouvrant pourtant la voie à une éventuelle escalade. En février 2020, lors d’un discours à l’École de guerre, Emmanuel Macron s’était opposé à une telle évolution.