L'édito de Pascal Boniface

« Mondial football club geopolitics (Tome 2) » – 4 questions à Kevin Veyssière

Édito
20 octobre 2022
Le point de vue de Pascal Boniface
Kevin Veyssière est le fondateur du Football club Geopolitics, une page sur laquelle il analyse les enjeux qui lient géopolitique et football. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution du tome 2 de son ouvrage « Mondial : 22 histoires insolites sur la Coupe du Monde de football », aux éditions Max Milo.

Le tirage au sort a malicieusement mis dans le même groupe l’Iran et les États-Unis. Peut-on s’attendre à un remake de la bonne ambiance de 1998 ?

Difficile de voir un nouveau « match de la paix » entre les États-Unis et l’Iran. Le contexte est bien plus différent aujourd’hui qu’en 1998. À l’époque pourtant, rien ne prédestinait la rencontre de cette Coupe du Monde en France à être un match symbolisant la reprise des relations diplomatiques entre les puissances états-unienne et iranienne. En effet, depuis 1979 et la révolution islamique d’Iran, les relations diplomatiques entre les deux pays sont rompues. Les années 1980, avec notamment le scandale Irangate et la destruction d’un Airbus Iran Air abattu par erreur par un croiseur américain, ne vont rien arranger. Même si au début des années 1990 l’effondrement du bloc soviétique et la guerre du Golfe rebattent les cartes de la géopolitique mondiale, le ton se durcit de nouveau en 1995. De nouvelles sanctions économiques sont prises par l’administration Clinton contre l’Iran pour que ce dernier n’interfère pas dans les tentatives de paix du conflit israélo-palestinien. Pire, un an plus tard, en 1996, des attentats surviennent dans les tours de Khobar en Arabie saoudite, où sont présents des ressortissants américains, et l’Iran est soupçonné d’être derrière cette attaque. À deux ans du Mondial en France, où les deux pays sont qualifiés, l’ambiance est donc délétère.

Pourtant le hasard va s’en mêler. Le tirage au sort le 4 décembre 1997 va placer l’Iran et les États-Unis dans le même groupe. Cette rencontre plus politique que sportive fait la une des journaux et est rebaptisée “The Mother of All Games”. La grande question à l’époque est de savoir si le match pourra avoir lieu. La réponse tourne vers la positive car depuis 1997 l’Iran opère un changement politique, avec l’élection du réformateur Mohammad Khatami. Le nouveau président de l’Iran appelle à un “dialogue des civilisations” avec les États-Unis. Les deux pays vont donc voir dans ce match une opportunité de rapprochement diplomatique. Comme avait pu le faire par le passé l’administration Nixon avec la Chine au début des années 1970 avec la diplomatie du ping-pong.

Tout va donc être fait pour que le match Iran – États-Unis prévu dans le Stade Gerland à Lyon le 21 juin 1998 célèbre cette première étape vers une réconciliation. Bien que plusieurs problèmes font craindre des débordements, les discours respectifs de Khatami et Clinton promeuvent un message de paix et le match aura bien lieu. Il sera riche en symboles. Les joueurs iraniens offrent des fleurs blanches à leurs adversaires américains, les deux capitaines échangent une longue poignée de main tout sourire et enfin les deux équipes prennent ensemble la traditionnelle photo d’avant-match. Sur le terrain du sport, l’Iran gagne le match 2-1, la première victoire de la sélection iranienne en Coupe du monde. Le score n’aura pas d’impact sur la reprise diplomatique, le joueur américain Jeff Agoos déclarant même après le match que “nous avons fait plus en 90 minutes que les politiciens en 20 ans.”

Toute cette belle entreprise diplomatico-sportive va voler en éclat sous l’administration Bush au début des années 2000 et la diabolisation de l’Iran, en plaçant le pays dans l’ “Axe du Mal”. Depuis le dialogue n’a jamais véritablement repris, et s’est même considérablement dégradé avec la présidence de Donald Trump qui s’est retiré unilatéralement de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien en 2018. Le nouveau président Biden a été moins polémique que son prédécesseur mais durcit toujours le ton. Il n’a pas levé les sanctions contre l’Iran, souhaite un accord nucléaire « plus long et plus fort » et c’est les États-Unis qui ont commandité l’assassinat du stratégique général iranien Soleimani en 2022. Si on ajoute à cela le fait que le pouvoir iranien connaît d’importantes manifestations au niveau national et se renferme un peu plus sur lui-même pour pérenniser son régime, difficile de voir un compromis entre les deux puissances, surtout dans un contexte où les États-Unis se désintéressent progressivement du Moyen-Orient.

Il ne faudra donc pas s’attendre à de grandes poignées de main le 29 novembre prochain pour cet Iran – États-Unis qui aura lieu au Qatar. Une victoire sera bien sûr interprétée comme une “victoire politique” par les deux camps, peut-être plus du côté iranien qui doit faire face à de nombreux défis et qui n’a pas connu beaucoup de victoires face à son rival les États-Unis.

Il y a aussi un match Serbie/Suisse qui est prévu et qui indirectement va mettre en scène un troisième pays, le Kosovo…

Tout à fait. C’est le deuxième match très politique de cette phase de groupe de Coupe du Monde. Un remake finalement du Mondial 2018 en Russie, puisque les deux équipes s’étaient alors affrontées. Dans la Baltika Arena de Kaliningrad, c’est la Suisse qui avait alors triomphé de la Serbie grâce à des buts de Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri. Deux joueurs suisses d’origine kosovare et qui vont célébrer leur but en mimant l’aigle bicéphale. Ce symbole fait référence à la “Grande Albanie”, une doctrine nationaliste visant à regrouper au sein d’un même pays toutes les populations albanophones des Balkans. Un geste qui veut ainsi mettre en lumière la situation du Kosovo, dont la majorité de la population est albanaise, et dont l’existence en tant qu’État est contestée par la Serbie.

Depuis la fin de la guerre du Kosovo en 1999, la Suisse est devenue la terre d’accueil des émigrés kosovars (aujourd’hui 200.000 Kosovars sont présents en Suisse soit 10% de la population du Kosovo), le pays accueillant en effet depuis trois générations des populations albanaises. Le pays helvète va même plus loin dans son soutien puisqu’au niveau diplomatique il porte la question du statut politique du Kosovo devant l’ONU. Pour autant les Nations unies n’accorderont jamais le statut indépendant au Kosovo compte tenu du veto du principal allié de la Serbie, la Russie. C’est ainsi que le Kosovo a déclaré unilatéralement son indépendance en 2008, qui est reconnue par une centaine de pays dont les États-Unis, la France et l’Allemagne mais ce n’est pas le cas de la Serbie, la Russie ou encore de la Chine et de l’Espagne. Par ailleurs, le pouvoir serbe met en place depuis une politique visant à ce que certains États reviennent sur leur reconnaissance du Kosovo. Depuis 2020 et la révocation de la Sierra Leone, ils sont quinze pays à avoir emprunté ce chemin. Le Kosovo quant à lui souffre de nombreux problèmes économiques et le manque de perspective dans le pays pousse la population à émigrer.

C’est donc pourquoi ce match était autant chargé de poids politique, qui plus est avec les sélections provocantes des joueurs suisses. Xhaka et Shaqiri avaient d’ailleurs appuyé, avec d’autres internationaux suisses, les demandes du Kosovo pour rejoindre l’UEFA et la FIFA. C’est d’ailleurs chose faite depuis 2016. Ainsi le Kosovo n’est pas membre de l’ONU mais a bien une équipe de football international reconnue qui peut affronter d’autres sélections nationales et ainsi être au même rang que certains États.

En tout cas, la victoire suisse contre la Serbie en 2018 fut célébrée dans tout le Kosovo. Ce nouveau match en 2022 aura toujours cet attrait politique puisque le conflit latent entre la Serbie et le Kosovo n’a toujours pas été résolu malgré une légère reprise diplomatique depuis 2022 (avec en toile de fond une éventuelle adhésion à l’Union européenne dans la balance). La tension restera palpable en tout cas sur le terrain tant certains joueurs des deux camps ne jouent pas seulement pour gagner un match mais pour mettre en avant des enjeux politiques nationaux.

Vous évoquez la Coupe du monde des pays qui n’existent pas. Que recherchent-ils à travers cette compétition ?

On dit souvent qu’un État se définit par une population, un territoire et un pouvoir politique organisé. On pourrait y ajouter aujourd’hui une équipe de football puisque tous les États disposent d’une sélection nationale. Ce constat va même parfois plus loin quand on voit les équipes de Nouvelle-Calédonie ou bien des Îles Féroé. Ce qui fait qu’aujourd’hui la FIFA compte plus de membres (211) que l’ONU (197). Une équipe nationale de football est un marqueur fort de représentation internationale puisqu’elle est porteuse de symboles nationaux (drapeau, hymnes) et qu’elle peut, si elle adhère à la FIFA et aux fédérations continentales, affronter d’autres équipes nationales. Et ainsi être sur le même pied d’égalité, avoir le même rapport de force, que vis-à-vis d’autres États.

C’est ainsi qu’est née cette idée de Coupe du monde des pays qui n’existent pas. Pour faire en sorte que leur “nation” soit mieux reconnue au niveau international. C’est notamment lors du sommet de l’UNPO  (Organisation des nations et des peuples non représentés) à La Haye en 2005 que ce projet s’est concrétisé. La 1ère édition de cette “Coupe du monde” est portée par la NF-Board (No FIFA Board) pour rassembler les différentes équipes non reconnues par la FIFA et leur donner de la visibilité grâce à une compétition.

Si seulement 4 équipes participent à ce premier format (Tchétchéni, Mouluques du Sud, Cameroun du Sud, Papouaise occidentale), cette initiative en lancera d’autres puisque de nombreuses compétitions vont avoir lieu avec le même objectif. Dont la VIVA World Cup en 2006 remportée par la Laponie face à Monaco. C’est à partir de 2013, et la création de la CONIFA, que les compétitions vont trouver un certain rythme avec l’organisation de trois Coupes d’Europe (2015, 2017, 2019) et de deux Coupes du monde (2014 et 2018). La dernière édition a d’ailleurs rassemblé 18 équipes allant des îles Tuvalu au Tibet, en passant par l’Abkhazie.

La problématique reste que ces compétitions souhaitent certes mettre en avant des populations et des États non reconnus mais qu’elles doivent avoir toujours plus de moyens, et donc de sponsors, pour développer des structures essentiellement bénévoles. Surtout si le souhait est de faire une organisation internationale. Or certaines équipes portent des situations politiques qui peuvent rendre difficile le développement de ces initiatives. À l’image de “la République d’Artsakh” qui a organisé une Coupe d’Europe CONIFA en 2019 dans le Haut-Karabakh, mais qui a dû faire face à de nombreuses pressions et d’équipes qui se sont retirées compte tenu de l’enjeu brûlant de ce territoire non reconnu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ces compétitions restent en tout cas un formidable outil d’exposition pour mettre en avant des situations politiques, géographiques et humaines qui ne sont que trop peu mises en avant.

Uruguay 1930, Qatar 2022 : le même désir d’exister sur la carte ?

Il y a effectivement un parallèle à trouver entre l’organisation de la Coupe du monde en 1930 par l’Uruguay et celle de 2022 au Qatar. Ces deux petits pays ont ce même souhait d’exister sur la carte du monde grâce à une grande compétition internationale sportive et de briller vis-à-vis d’imposants voisins régionaux. Pour l’Uruguay, l’organisation du Mondial en 1930 demeure un objectif prioritaire. Indépendant depuis 1830, le pays parvient difficilement à se libérer de l’influence de ses grands voisins, l’Argentine et le Brésil, à la fin du XIXe siècle. L’élection de José Batlle y Ordóñez à la tête du pays en 1903 va permettre à l’Uruguay de se doter de son propre modèle, une social-démocratie qui outre des avancées sociales notables veut s’appuyer sur le sport comme politique éducative et sanitaire.

Une politique efficace puisque c’est par le sport et le football que l’Uruguay va se révéler aux yeux du monde. Alors que son pays compte à peine 1,5 million d’habitants, son équipe nationale va remporter la plus grande des compétitions des Jeux olympiques, le tournoi de football en 1924 et en 1928. Lorsque la scission s’opère entre la FIFA et le CIO, et que le football mondial veut organiser sa propre compétition, l’Uruguay saute sur l’occasion. Le gouvernement, d’importants mécènes du pays et l’influent diplomate Enrique Buero vont mettre tous les moyens pour favoriser la candidature de leur pays vis-à-vis des autres, notamment européennes. Compte tenu que l’Uruguay consent à d’importants investissements pour l’organisation de ce premier Mondial (construction d’un stade de plus de 100 000 spectateurs, pris en charge des frais de déplacement des équipes) et à un habile jeu politique, le petit pays d’Amérique du Sud parvient à remporter la mise.

Il pourra organiser le premier Mondial sur ses terres, qui plus est en 1930, soit 100 ans après l’indépendance du pays. Dans son discours inaugural de la compétition, le président uruguayen Raul Jude déclare que l’organisation de la Coupe du monde sur ses terres est “la synthèse harmonieuse de l’idéal créateur et patriotique d’un peuple en marche, face au soleil, sur le droit chemin de son destin historique”.

Si le même désir d’exister sur la carte pousse l’Uruguay et le Qatar à obtenir l’organisation d’une grande compétition sportive, la candidature qatarie part de plus loin. Le pays ne peut en effet pas s’appuyer sur une tradition footballistique forte, comme en Uruguay, et l’émirat a obtenu la Coupe du monde 2022 lors d’un vote face à la puissance américaine, alors que l’Uruguay avait recueilli un plébiscite. Et était même soutenu par son voisin, l’Argentine, alors que le Qatar souhaitait cette Coupe du monde pour mettre le braqueur sur son pays et éviter une éventuelle “annexion” de son rival, l’Arabie saoudite. Par ailleurs, l’Uruguay a cherché avec l’organisation de sa compétition à promouvoir son modèle politique, les bénéfices apportés par sa social-démocratie, là où le Qatar a dû adapter ses normes et sa culture conservatrice pour apparaître comme un “État respectable” à l’international, notamment vis-à-vis des pays occidentaux, et ne pas ternir son image après des années d’investissement pour utiliser le sport comme un élément de soft power. Finalement, c’est à la fin de cette Coupe du Monde 2022, décriée sur le plan des conditions des travailleurs migrants, du respect des droits humains, du coût écologique, que le Qatar pourra constater si le projecteur incroyable que constitue la Coupe du monde a plus servi que desservi son image.

Toutefois, les critiques autour de l’organisation de ce Mondial ne doivent pas se limiter qu’au Qatar. Elles sont le résultat d’une escalade économique de l’industrie sportive et football aux dépens des enjeux humains et écologiques, d’une inflation des coûts d’une Coupe du monde toujours plus coûteuse (4,3 milliards de dollars Afrique du Sud 2010, 15 milliards Brésil 2014, 27 milliards Russie 2018, environ 200 milliards Qatar 2022) et dont les retombées positives sur les pays hôtes sont encore à démontrer. La FIFA, compte tenu de son influence mondiale et qui défend de nombreuses valeurs autour de l’écologie, l’inclusion, le respect des droits humains, devra à l’avenir prendre plus de positions fortes, en finir avec son prétendu rôle apolitique et se doter d’un véritable cahier des charges pour la reine de ses compétitions. Si elle ne veut pas voir sa Coupe du monde perdre en valeur économique et populaire au fil des années.
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