L'édito de Pascal Boniface

« Le capitalisme expliqué à ma petite-fille » – 3 questions à Jean Ziegler

Édito
18 juin 2018
Le point de vue de Pascal Boniface
Rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation (2000-2008), Jean Ziegler est actuellement vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage : « Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin) », aux éditions du Seuil.

Pourquoi, alors que vous critiquez le capitalisme, reconnaissez-vous son efficacité pour le développement économique ?

Il y a un paradoxe. Le mode de production capitaliste est certainement le mode de production le plus dynamique, le plus créatif, le plus inventif que l’humanité ait connu. Une formidable succession de révolutions – industrielles, scientifiques, technologiques –, notamment la toute dernière, celle de l’électronique, a potentialisé les forces productives de l’humanité d’une façon décisive. Il n’y a plus, au début de notre troisième millénaire, de manque objectif sur la planète. Mais en même temps, les extraordinaires richesses créées ont été monopolisées par une mince oligarchie. Exemple : les 500 plus puissantes sociétés transcontinentales privées ont contrôlé en 2017 52,8% du produit mondial brut, c’est-à-dire de toutes les richesses produites en une année sur la planète. Ces sociétés ont un pouvoir comme jamais un empereur, un roi ou un pape n’a bénéficié sur la Terre. Elles échappent à tout contrôle étatique, parlementaire, syndical ou interétatique. Elles fonctionnent selon un seul principe : la maximalisation du profit dans le temps le plus court possible et à n’importe quel prix humain. Les oligarchies du capital financier globalisé ont érigé un ordre cannibale du monde : toutes les 5 secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim ou de ses suites immédiates. Alors que la FAO (Food and Agriculture Organization) nous indique que l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans aucun problème 12 milliards d’êtres humains ! Nous sommes actuellement 7,3 milliards d’hommes sur la terre. Il n’y a donc aucune fatalité ; un enfant qui meurt de faim est assassiné. 2 milliards d’êtres humains n’ont aucun accès régulier à une eau potable non nocive. Toutes les quatre minutes, une personne perd la vue par manque de vitamines A. Et les épidémies, depuis longtemps vaincues par la médecine, font annuellement des dizaines de millions de victimes dans les pays de l’hémisphère sud.

La dictature des oligarchies du capital financier globalisé, quelles que soient les performances économiques actuelles créatrices de bien-être pour une minorité, détruit la planète et les hommes. Il faut la détruire avant qu’elle ne nous anéantisse.

Si, comme vous l’écrivez, le capitalisme doit être détruit à défaut de pouvoir être réformé, par quoi faut-il le remplacer ?

Il serait absurde de penser qu’on peut « réformer », « améliorer » ou « adoucir » le capitalisme. On n’a pas pu, par le passé, « améliorer » l’esclavage, « réformer » le colonialisme ou « corriger » les défauts du système de discrimination entre les hommes et les femmes. Les révolutionnaires de 1789 ont détruit la féodalité, la monarchie absolue et le servage. Impossible d’« améliorer » la féodalité !

Chacun de nous porte en lui l’utopie d’un monde plus heureux, plus juste. L’insurrection des consciences est proche. À quel moment et de quelle façon se produira-t-elle ? Personne ne le sait. L’incarnation est un grand mystère : comment, dans quelles circonstances historiques, une idée devient-elle force sociale ? Personne non plus ne connaît d’avance l’organisation, les institutions inédites et le nouveau contrat social qui naîtront des ruines de l’ordre capitaliste. « Caminante, no hay camino, el camino se hace al andar », écrit le poète Antonio Machado (Homme qui marche, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant »).

Le Nouveau Monde plus heureux, plus juste, relève de la liberté libérée dans l’homme, dans les hommes.

La « société civile planétaire », dans laquelle vous semblez placer vos espoirs, est-elle suffisante pour mettre fin au capitalisme ?

Che Guevara a dit : « Les murs les plus puissants tombent par leurs fissures ». Partout, dans les murs de l’oppression, les fissures se multiplient. Des mouvements sociaux – planétaires, ou plus réduits – luttent sur les fronts les plus divers contre l’ordre cannibale du monde. Via Campesina, qui réunit 122 millions de petits paysans, de journaliers agricoles, du Honduras aux Philippines, mais aussi Greenpeace, ATTAC, Amnesty International, les mouvements contre la discrimination des femmes, les mouvements antinucléaires, etc. Des dizaines de millions d’hommes et de femmes sont désormais réveillés et se battent contre la tyrannie des oligarchies capitalistes, avec comme unique moteur la conscience de l’identité et la solidarité. Je suis l’autre, l’autre est moi. Emmanuel Kant a écrit : « L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi ».

Non, quoiqu’aient voulu nous faire croire les chantres du capitalisme néolibéral, la main invisible du marché n’est pas le sujet de l’Histoire. La nouvelle société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, est le nouveau sujet de l’Histoire. Elle se renforce chaque jour. Elle est l’espérance des peuples.

 



 
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