L'édito de Pascal Boniface

 L’antisémitisme expliqué aux jeunes. Questions à Michel Wieviorka

Édito
22 mai 2014
Le point de vue de Pascal Boniface
Sociologue de renommée internationale, Michel Wieviorka est directeur d’études à l’EHESS et administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme. Il a publié de nombreux ouvrages sur le racisme et l’antisémitisme. Il répond aujourd’hui à mes questions sur son dernier livre L’antisémitisme expliqué aux jeunes (Editions du Seuil).

1/ Peut-on parler d’une montée de l’antisémitisme en France actuellement ?
 

La mesure quantitative de l’antisémitisme est délicate car certaines formes peuvent être à la hausse et d’autres en baisse. Je serai donc très prudent ici. Ce qui est certain, c’est que le phénomène se renouvelle : au négationnisme des années 80, par exemple, est venu s’ajouter le thème doublement fallacieux des Juifs qui seraient responsables de la traite négrière et de surcroit désireux qu’on la passe sous silence pour disposer du monopôle de la souffrance historique. De plus, les porteurs les plus actifs de l’antisémitisme contemporain se recrutent dans de nouveaux milieux. Qui aurait imaginé, il y a un demi-siècle, qu’un « comique, » Dieudonné, recruterait parmi ses fans, sur une base antisémite, et voisinant avec une partie du personnel du FN et de l’extrême droite : des personnes issues de l’immigration arabe ou musulmane ; d’autres d’origine antillaise ou d’Afrique sub-saharienne ; des jeunes relevant d’une culture d’Internet et de la liberté d’expression pour qui l’antisémitisme est une opinion que l’on doit avoir le droit de professer comme d’autres ? Qui aurait pu concevoir, dans le pays d’Edouard Drumont, de l’Affaire Dreyfus et du régime de Vichy, que des personnages comme Mohamed Merah et Youssouf Fofana soient les protagonistes des pires crimes antisémites ?
 

2/ On reproche souvent aux médias et aux leaders politiques de porter plus d’attention aux actes antisémites qu’aux autres types d’actes racistes. Qu’en pensez-vous?
 

De façon générale, il y a dans notre pays une très grande sensibilité aux actes antisémites, et c’est une bonne chose. S’il faut formuler un regret, c’est que cette sensibilité ne soit pas aussi vive pour d’autres actes racistes. A quoi cela tient-il ? A des raisons historiques, d’abord : l’antisémitisme a été définitivement criminalisé par le nazisme, et par un passé d’horreurs. A la capacité des acteurs concernés de se mobiliser, ensuite, plus que d’autres. A l’intensité des affects qui touchent au Proche-Orient, or on sait que l’antisémitisme en France est impacté, ne serait-ce que symboliquement, par le conflit proche-oriental. Dès qu’un phénomène est médiatisé, il y a toujours un risque d’excès dans le traitement, et cela peut valoir pour l’antisémitisme : je me souviens de la façon dont les médias ont relayé les divagations de "Marie", inventant une histoire où elle aurait été victime dans le RER de violences antisémites, obtenant un formidable impact dans les médias et la classe politique, unanime, avant qu’on découvre une totale affabulation. Les médias, les hommes politiques ont par contre peu commenté leurs errements ou leur précipitation à s’engouffrer à tort dans cette affaire. Un problème supplémentaire apparait lorsque l’antisémitisme n’est pas avéré ou que son évocation suscite une discussion. Ainsi, certains commentateurs ont contesté les dimensions antisémites de l’enlèvement et du meurtre d’Ilan Halimi : j’ai toujours pensé et écrit qu’il s’agissait d’un crime qui mêle dimensions crapuleuses et antisémitisme, ce n’est ni seulement les unes, ni seulement l’autre. L’excès, ou le défaut, ici, dans le traitement médiatique, tiennent au refus de reconnaître les unes, ou l’autre.
 

3/ Comment distinguer la critique de la politique du gouvernement israélien d’une part, l’antisémitisme et l’antisionisme de l’autre ?
 

La politique du gouvernement israélien est critiquée en dehors d’Israël, mais aussi en son sein. Ce pays est une démocratie, où des voix parfois extrêmement critiques s’opposent à l’action du pouvoir et, notamment mais pas seulement, pour tout ce qui touche à la question palestinienne. La critique prend un tour différent lorsqu’elle devient antisioniste, c’est-à-dire qu’elle met en cause l’existence même de l’Etat d’Israël. Dans le passé, à la fin du XIXème siècle et jusqu’au tournant qu’a constitué la guerre des Six jours (1967), l’antisionisme était pour l’essentiel une position interne à la diaspora juive : elle était portée par des acteurs politiques ou religieux pour qui les Juifs ne devaient pas avoir un Etat. Mais cet Etat existe, désormais, et l’antisionisme est devenu une orientation qui ne se limite pas aux seuls Juifs. Cette orientation est parfois radicalisée et prend la forme alors d’une dénonciation systématique de l’Etat d’Israël qui, dans sa perspective, ne devrait pas avoir le droit même à l’existence, alors qu’il a été reconnu par les Nations Unies. Elle se rapproche alors d’une hostilité visant les Juifs, en général, et confine à l’antisémitisme, sans qu’on sache toujours ce qui est premier : la haine des Juifs ou le refus de l’Etat d’Israël.
 

Ce constat pourrait être précisé, l’essentiel est d’accepter des distinctions analytiques : l’antisémitisme est la haine des Juifs, l’antisionisme est le déni d’un droit à l’existence pour l’Etat d’Israël, et la critique de la politique du gouvernement israélien peut fort bien trouver sa place en démocratie, y compris à l’intérieur de cet Etat. Tout ce qui fusionne ces éléments est dangereux et ce qui vaut en creux, en négatif, vaut aussi en positif : s’il n’est pas acceptable de confondre critique d’une politique, rejet d’un Etat, haine raciale d’un peuple, il est également malsain de dire que le soutien à la politique du gouvernement d’Israël, quoi qu’il fasse, fait nécessairement partie du combat contre l’antisémitisme.
 

4/ Peut-on parler de l’importation du conflit du Proche-Orient en France ? Si oui, quels en sont les effets et comment s’en prémunir ?


Au tournant du millénaire, il y a eu une poussée de l’antisémitisme, indéniable car perceptible sur plusieurs registres et elle avait à voir avec des identifications dans certains secteurs de la société française avec la cause palestinienne. Le contexte était alors celui de la deuxième Intifada, avec de nombreux morts à la clé, et à l’époque, il y a eu une certaine projection sur le sol français des tensions proche-orientales. Aujourd’hui, l’antisémitisme demeure lié, mais moins fortement me semble-t-il, par ses significations, aussi bien à la question israélo-palestinienne qu’à l’existence d’un islamisme radical globalisé, en guerre contre l’Occident et de là contre les Juifs. Mais il a d’autres sources aussi, liées au travail de la société française sur elle-même.

Je ne parlerais pas d’importation du conflit du Proche-Orient mais de significations plus ou moins imaginaires qui irriguent le débat en France, et peuvent mobiliser certaines personnes. D’une part, elles façonnent des représentations qui alimentent des préjugés, des rumeurs : c’est le rôle de l’éducation que d’apprendre aux jeunes à réfléchir et à s’informer sérieusement et de leur fournir sur ces enjeux des éléments solides et bien documentés d’information. Ce qui passe en premier lieu par une formation des enseignants, qui ne sont pas toujours à leur aise pour traiter de la destruction des Juifs d’Europe par les Nazis, ou de l’Etat d’Israël, et qui sont parfois accusés d’en faire trop, ou mal, ou pas assez.

D’autre part, l’antisémitisme, s’il s’agit de ses liens avec le conflit proche-oriental, s’alimente d’une équation trop sommaire « Israël = juifs » qui permet de confondre ce qui touche à l’Etat d’Israël, et ce qui est l’existence d’une identité qui est celle d’un peuple. Il est important ici de distinguer les deux, et en tous cas de ne pas les amalgamer.

Enfin, l’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un crime, comme l’a dit Sartre au sortir de la Deuxième Guerre mondiale : il existe des lois, elles doivent être appliquées avec rigueur.
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