L'édito de Pascal Boniface

Le Japon de Hiroshima – 3 questions à Barthélémy Courmont

Édito
23 juin 2015
Le point de vue de Pascal Boniface
Barthélémy Courmont est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université catholique de Lille, directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) et rédacteur en chef de « Monde chinois, nouvelle Asie ». Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « Le Japon de Hiroshima : l’abîme et la résilience », paru aux éditions Vendémiaire.

Alors qu’on va commémorer son 70ème anniversaire, quel est aujourd’hui l’impact d’Hiroshima sur la société japonaise ?

Unique dans l’histoire, le moment nucléaire que représentent les destructions de Hiroshima et de Nagasaki trois jours plus tard a profondément marqué la reconstruction du Japon dans l’après-guerre. D’abord, dans sa représentation, le Japon est passé instantanément du statut d’agresseur à celui de victime. Cela a eu pour effet d’occulter un nécessaire devoir de mémoire comparable à celui de l’Allemagne, et on en trouve de multiples traces encore aujourd’hui, comme dans le sanctuaire de Yasukuni ou un révisionnisme minimisant les crimes de guerre de l’armée impériale. Ensuite, la découverte brutale du retard technologique sur les Etats-Unis fut à l’origine d’une véritable obsession pour la technologie, qui a marqué la reconstruction du Japon et accompagné son miracle économique. Enfin, Hiroshima est devenu un symbole de la destruction de l’homme par lui-même, et la ville communie chaque année le 6 août à 8h15 pour la dénucléarisation et la paix dans le monde. L’impact de Hiroshima est ainsi immense, et pèse paradoxalement à la fois sur les milieux conservateurs et les mouvements universalistes et pacifistes.
A cela s’ajoute un impact sur la reconstruction culturelle du Japon, son rapport à l’Asie, les productions artistiques dans lesquelles la submersion de l’archipel (au sens propre comme au figuré) est très présente depuis 1945. Il n’est pas anodin à cet égard de voir la manière avec laquelle le tsunami du 11 mars 2011, et la catastrophe dans la centrale nucléaire de Fukushima, fut l’occasion de ressortir les images de Hiroshima, comme pour insister sur les vulnérabilités de l’archipel.

Le révisionnisme japonais est-il nourri par le traumatisme d’Hiroshima ?

Au Japon, les révisionnistes sont multiformes et commencent à se manifester dès la capitulation de 1945, comme l’illustre la remise en cause des fondements de l’identité japonaise à partir de cette époque. Celle-ci se heurte à une volonté de repenser l’identité nationale en s’appuyant sur la remise à jour de mythes anciens et, de l’autre côté du spectre, à l’affaire des manuels scolaires et, de manière très symbolique, au refus particulièrement clivant et sensible en Asie du nord-est de reconnaitre le sort des femmes de réconfort, essentiellement des Coréennes et des Chinoises (mais pas uniquement), qui servirent d’esclaves sexuelles aux forces d’occupation japonaises.
L’historiographie du Japon depuis 1945 est ainsi basée sur une lecture révisionniste de son passé, soit sous l’influence des forces d’occupation américaine qui veulent éviter des troubles dans la société, soit sous la pression des milieux conservateurs soucieux de minimiser les crimes de guerre de l’armée impériale, soit pour être en phase avec l’opinion dominante du moment, au risque parfois pour le Japon de donner l’image d’un regard schizophrénique sur son passé. La destruction de Hiroshima joue un rôle discret mais d’une importance primordiale dans ces révisionnismes, en agissant comme une sorte d’alibi permettant au vaincu/agresseur de se muer en vaincu/victime. Les images de la destruction de la ville ont ainsi, plus que celles des crimes de guerre de l’armée impériale, un impact sur ces perceptions.

Peut-on s’attendre, dans un futur proche, à une montée ou au contraire un affaiblissement du révisionnisme japonais ?

Il convient d’abord de noter que si les révisionnismes restent présents au Japon depuis 1945, ils ont joué un rôle plus ou moins important selon les périodes et les contextes. Ce fut notamment le cas, sans surprise, dans les années qui suivirent la défaite, puis dans les années 1960, tandis que le Japon s’interrogeait sur ses trajectoires, avec en toile de fond des inquiétudes liées à son américanisation. A ce titre, la situation que connait l’archipel depuis un quart de siècle, avec une stagnation économique, un déclassement de puissance face à l’éternel rival chinois, un vieillissement de sa population, et des craintes liées à la montée en puissance militaire chinoise, alimentent un discours nationaliste qui puise dans une lecture révisionniste de l’histoire japonaise. C’est pourquoi on relève depuis quelques années un regain de tensions, avec la révision des manuels scolaires, des visites de plus en plus fréquentes de responsables politiques à Yasukuni (où le Premier ministre actuel, Shinzo Abe, s’est rendu à plusieurs reprises), ou le refus catégorique de dialoguer sur la question des femmes de réconfort, qui s’apparente dès lors plus à une forme de négationnisme qu’à un révisionnisme. Très conservateur, le gouvernement actuel propose même une révision de la Constitution pacifiste, ce qui constituerait une véritable rupture avec la manière dont le Japon s’est construit sur la scène politico-stratégique depuis soixante-dix ans. Mais, il convient d’être prudent. La grande majorité de la population reste très attachée à cette Constitution, aussi pourrait-elle agir comme une sorte de garde-fou au cas où la tentation révisionniste se caractériserait par des actions fortes.
Tous les éditos