L'édito de Pascal Boniface

Le nouvel égoïsme territorial – 3 questions à Laurent Davezies

Édito
24 juillet 2015
Le point de vue de Pascal Boniface
Laurent Davezies est professeur au CNAM. Il a travaillé, comme chercheur et expert, sur les mécanismes du développement territorial en France et dans les pays industriels ou en développement. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Le nouvel égoïsme territorial : le grand malaise des nations », Coéditions Seuil- La République des idées.

La prolifération étatique vous parait-elle inéluctable ?

Inéluctable, non. Nous ne sommes pas dans la tragédie antique dans laquelle des dieux capricieux nous dictent les évènements. On est dans le registre des idées et de l’action des hommes. Pour autant, beaucoup d’éléments, à certains égards rationnels, se combinent aujourd’hui pour pousser à la fragmentation des nations. Elle est du reste en cours actuellement (Belgique, Yougoslavie, Royaume Uni, Espagne, Tchécoslovaquie, sans parler des événements du Moyen Orient à l’Afrique Sub-Sahélienne…).

Face à une mondialisation qui, quand même, a réussi à sortir des centaines de millions d’individus de la pauvreté, mais qui a ébranlé le cadre des relations interterritoriales, entre les nations et en leur sein, on assiste à un mécanisme généralisé de repli sur soi. Compétition économique sauvage et généralisée -adossée à des conventions internationales qui ont, pour le moment, plus libérés qu’encadrés les échanges commerciaux- qui promeut le « chacun pour soi » ; changement technologique vers une économie de l’information qui ne peut se développer que dans les régions les plus développées ; fin du keynésianisme territorial, avec l’ouverture des frontières, qui faisait que les régions pauvres qui étaient hier aidées par les régions riches de leur pays, contribuaient par leur consommation à la croissance de ces dernières ; crise généralisée des finances publiques qui remet en cause les puissants mécanismes de solidarité redistributive inter-territoriale entre les régions au sein des nations, montée d’idées de démocratie de proximité, de gestion collective de « biens communs » locaux, de circuits courts, de monnaies locales, etc.

Bizarrement, ce sont aujourd’hui les territoires riches qui gagnent à ces bouleversements et qui sont aussi aujourd’hui les principaux moteurs de la fragmentation des nations, alors que ce sont les plus pauvres et vulnérables qui en souffrent le plus ! Les riches Flandre belge, pays basque espagnol, Catalogne, « Padanie », comme hier Slovénie et Croatie, rejetant la charge de la solidarité inter-régionale, sont – ou ont été- les moteurs de la fragmentation nationale. Plus généralement, dans le monde, la lutte pour les ressources devient le principal facteur de recomposition des nations.

Quels en seraient les dangers ?

Les dangers de cette dynamique sont nombreux. D’abord, parce qu’elle a un effet de boule de neige. N’oublions pas que les pays occidentaux restent des prescripteurs idéologiques majeurs pour le reste du monde. Donner droit de cité ici à des idées et des mouvements indépendantistes, par exemple avec le referendum écossais et peut être demain catalan, légitime partout ailleurs dans le monde de tels mouvements. On peut penser ou espérer raisonnablement qu’ici, de tels changements se feraient sans violence et dans le contrat. Rien n’est moins sûr ailleurs dans le monde (on le voit déjà avec les affaires kurdes, ouïghours ou ukrainiennes…Plus généralement, 90% des conflits actuels dans le monde sont intra-nationaux).

La fragmentation des nations pilotée par des intérêts économiques (souvent habillés de considérations identitaires) conduit à un monde plus inégal –et donc dangereux- et moins développé – par une répartition plus restreinte des fruits de la croissance et par de nouveaux obstacles aux mobilités-. Elle rend les accords internationaux plus difficiles, avec une multiplication d’acteurs égoïstes et non coopératifs, alors que les urgences, en termes de sécurité collective, d’environnement ou de lutte contre les mafias, appellent aujourd’hui à une gouvernance mondiale plus efficace. L’achat du vote de micro-États à l’ONU est à la portée de toutes les bourses, ou la corruption générale au sein de narco-États par les mafias, ne sont pas des risques, mais des réalités d’aujourd’hui qui ne demandent qu’à se répandre dans de nouveaux pays. L’Europe, par exemple, qui est la partie la plus riche et développée du monde –et la plus expérimentée sur le plan militaire !-, n’a toujours pas de politique et d’instruments de défense commune et les nouveaux petits pays qui en font partie n’ont pratiquement pas de budget de défense…
Dernier point, tous ces nouveaux petits pays, plus homogènes socialement, affranchis de la charge de la solidarité interterritoriale, constituent, par une sorte de dumping financier public, une concurrence considérée comme non déloyale vis-à-vis de grands pays à fortes disparités et solidarités internes.

Au niveau national, vous estimez que la décentralisation est devenue illisible. Pourquoi ? Comment y remédier ?

Face à ces tensions, la décentralisation, qui s’est généralisée dans le monde depuis trente ans constitue un médicament à la posologie mal maîtrisée : elle peut aussi bien contenir les mouvements autonomistes que les renforcer. Plus grave, nous n’avons aucune théorie ou doctrine politique articulée sur la question du partage du pouvoir démocratique entre plusieurs niveaux de gouvernement. Nous n’avons pas d’Aristote, de Platon, de Cicéron ou de Montesquieu de la décentralisation démocratique. Nos territoires ont été découpés par les guerres ou pour les prévenir (Clisthène avec les dèmes à Athènes ou Sieyès avec les départements en France, ont créé des entités sub-nationales sans autre principe que tactique).
La théorie économique dispose d’une doctrine, avec le « fédéralisme fiscal », qui ne prend en compte –et d’une façon abusivement abstraite- que le seul avantage du consommateur-contribuable et pas celui des nations ou des groupes sociaux (qui ne sont pas des agents économiques). Cette approche fait plus de mal que de bien dans le contexte actuel et n’est, du reste, appliquée intégralement dans aucun pays.

Les pays européens, qui constituent encore un modèle d’organisation de l’action publique, ont pourtant autant de dispositifs de décentralisation qu’il y a de pays membres, sans que ressorte le moindre principe de théorie politique explicite ou implicite. Par une sorte de vaste bricolage gaussien, les dispositifs y sont aussi différents que s’ils y avaient été établis au hasard !
Il ne s’agit donc pas de refonder les principes de l’organisation territoriale des nations, afin de contenir, tout en satisfaisant leurs aspects légitimes, les tensions régionalistes, mais de les fonder. Vaste programme…
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