04.11.2024
« Devenez leader » – 4 questions au général Vincent Desportes
Édito
21 avril 2023
Comment définissez-vous l’autorité de conviction ?
J’ai publié de nombreux livres de stratégie, mais mon expérience personnelle et l’observation du monde m’ont depuis longtemps persuadé que la stratégie n’était rien si elle n’était conjuguée à un leadership de qualité. Être stratège, c’est en effet concevoir un futur et tracer le chemin qui y conduit, mais c’est aussi faire vouloir ce futur à ceux qui le construiront. La stratégie, en quelque sorte, c’est « vouloir et faire vouloir ». Non pas imposer, mais « faire vouloir » … donc convaincre ! Jeune officier, j’ai cru longtemps que ma position – mon autorité légale en quelque sorte – et ma compétence suffisaient à entraîner l’adhésion des hommes qui m’étaient confiés. Je m’efforçais donc de parler à leur raison, mais j’ai vite déchanté : je devais convaincre, certes, mais beaucoup moins les cerveaux que les cœurs. J’ai compris que ce qui comptait pour un leader, c’était moins l’autorité « de référence », légalisée par quelque nomination, ou l’autorité « d’expertise », également indispensable, mais tout aussi insuffisante.
S’agissant d’une organisation vivante constituée d’hommes libres, vous ne pouvez baser votre ascendant sur ces deux seuls premiers types d’autorité s’ils ne s’appuient sur un troisième, l’autorité de conviction. Car ce ne sont pas les corps qui obéissent. Ce ne sont pas non plus les esprits, ce sont les cœurs : la bonne subordination est naturelle, elle ne s’impose pas, elle se donne. Les cœurs donc, au cœur même de l’autorité de conviction ! Sans votre capacité à savoir lire puis capter ces derniers, à produire une obéissance d’instinct, naturelle, ni votre autorité de référence, ni votre autorité d’expertise ne survivent longtemps aux difficultés. Cette autorité de conviction donne sa force à l’organisation, crée le collectif par la vision partagée.
Élevant les considérations individuelles, capable de fédérer les énergies vers un horizon commun en couplant l’individuel et le collectif, elle sait soulever les montagnes pour conduire les hommes et les femmes vers les plaines fertiles. Finalement, l’autorité qui fonctionne est celle qui engendre « la discipline librement consentie » – au service d’une cause partagée et de l’intérêt de chacun – selon la belle expression militaire : elle est choisie par celui qui l’accepte, mais on ne peut l’imposer. Il faut donc convaincre, pour engager : « convaincre pour vaincre » disent les militaires. Goethe disait : « Il reste toujours assez de force à chacun pour accomplir ce dont il est convaincu. »
D’ailleurs, celui qui exerce le pouvoir dans l’organisation est rarement celui qui le détient légalement, mais plutôt celui dont la force de conviction l’emporte, celui qui sait parler non seulement aux esprits, mais aussi aux cœurs, voire aux tripes. Aujourd’hui, l’autorité qui fonctionne est l’autorité de conviction, celle qui reconnait l’affect comme le plus puissant moteur de l’activité humaine. Ceux qui se sont frottés à l’exercice du leadership le savent : l’autorité du chef, comme sa crédibilité et sa légitimité, est celle que les autres lui reconnaissent.
Général ou champion sportif, pour vous le stratège est celui qui n’a pas tout prévu, mais qui sait s’adapter…
La stratégie n’est pas un exercice purement intellectuel, mais un art du réel sur lequel elle se construit et dans lequel elle doit « délivrer ». Ainsi, elle n’a que deux certitudes. La première est qu’elle ne peut avoir accès à la complétude de la connaissance : l’univers stratégique est constitué de milliards de variables et d’interconnections entre ces dernières. Impossible de les connaître toutes ou d’interpréter correctement la profusion des signes qu’elles émettent : la décision stratégique ne peut donc être qu’imparfaite. La deuxième certitude est que la stratégie se développe dans un monde en permanente création et qui réagit en continu à chaque décision prise. L’univers stratégique – un univers humain fait de confrontations de volontés – est probabiliste et interactif par nature ; il est un monde de vagues et de contre-vagues dans lequel « aucun plan ne résiste au premier coup de canon » suivant l’expression du général prussien Helmut von Moltke. Il n’y a aucun espoir d’échapper à la divergence entre le plan et son exécution : cette incontournable nécessité de l’adaptation s’impose au stratège qui ne peut y faire face … que par le leadership !
Ainsi, tout au long du déroulement de son projet stratégique, le problème du stratège n’est pas de se tenir coûte que coûte à son plan, mais de l’adapter en continu aux évolutions des circonstances qui pour bonne part se façonnent en réaction à ses propres décisions. La stratégie ne peut se résumer à un exercice de prévision, un plan dont la perfection initiale rendrait l’exécution parfaite, mais un processus d’adaptation, engageant tout un collectif vers le même but. Le stratège n’est pas celui qui a tout prévu – mortifère ambition ! – mais celui qui admet qu’il ne peut tout prévoir et que son succès suppose l’adaptation humaine forgée par le leadership, le collectif s’avérant un puissant outil d’adaptation.
Vous insistez sur « la délégation à rebours » …
Elle est une simple conséquence du constat précédent ! L’action stratégique est toujours une conjonction de l’intentionnel – relevant donc de la prévision et de la planification – et des opportunités ou difficultés, imprévues par nature. L’art consiste donc à intégrer ces dernières au premier pour en produire la meilleure efficacité ce qui, dès que la taille de l’organisation dépasse quelques individus, ne peut se faire au seul niveau de la direction supérieure. Le processus d’intégration doit être délégué à tous par la répartition du droit à l’initiative ; c’est le principe du « leadership distribué », les responsables autonomes se retrouvant en responsabilité à tous les niveaux.
Trop de modèles opérationnels sont basés sur la conviction qu’une organisation humaine progressant dans un futur en construction peut être traitée comme une machine et que, si les directives sont bien données, l’action les suivra. C’est évidemment faux. Il ne s’agit pas de spécifier des modes opératoires pour spécifier comment l’activité doit être faite, ni de décrire la totalité des processus, mais plutôt de donner un ensemble d’orientations, de dégager de façon globale des principes qui vont guider des choix. Les voies de l’exécution ne doivent donc être définies que pour autant que la coordination d’ensemble l’exige, de manière à développer autonomie et coopération : le leader ne peut plus être un marionnettiste omniscient, concevant dans sa tour d’ivoire sa brillante stratégie et diffusant des ordres aussi précis que comminatoires.
Une fois établies les glissières de sécurité propres à guider les subordonnés voire à les arrêter au bord du ravin, doit s’appliquer une sorte de délégation non « top-down », mais « bottom up », du bas vers le haut, que certains ont effectivement appelée « la délégation à rebours ». Cette subsidiarité accorde aux subordonnés de juger par eux-mêmes de ce dont ils doivent décider et de ne référer à l’autorité supérieure que lorsqu’ils estiment eux-mêmes ne plus avoir la compétence ou la légitimité pour le faire.
Au fond, le leader est un orchestrateur de compétences. Il doit pratiquer le leadership modeste et demeurer fidèle à la vieille règle militaire : « le mieux commander, c’est le moins commander ». L’ambition du leader doit être de commander par exception, et seulement pour faire cesser cette nécessité : celui qui, à chaque instant, devrait donner des ordres serait un bien piètre chef. Il faut avoir le courage de manager par émergence !
Un vrai leader doit savoir minimiser son rôle ?
Je dirais plutôt que le leader doit créer les conditions propres à tirer le meilleur de la richesse humaine qui lui a été confiée. Voilà son rôle. Une fois la conception arrêtée (ambition et chemin), il doit faire en sorte que chacun s’engage vers l’objectif commun et adapte en continu et en convergence les directives reçues… mais qui ont été conçues à partir de données déjà obsolètes ! L’efficacité de l’exécution suppose donc que chacun puisse tout faire à son niveau pour que cela fonctionne. « L’initiative est la forme la plus aboutie de la discipline » disait le général Lagarde, ancien chef d’état-major de l’armée de Terre. Le rôle du chef apparaît donc comme celui d’inciter, de favoriser, d’encadrer et d’orienter l’initiative.
Il ne s’agit pas de « déconcentrer », c’est-à-dire rapprocher le pouvoir central de la base mais sans délégation, mais de « décentraliser » la décision, c’est-à-dire déléguer la prise de décision à ceux qui sont au contact des réalités, donc de respecter le principe de subsidiarité en favorisant la capacité d’initiative des subordonnés. D’ailleurs, même si cela est contre-instinctif, plus les circonstances sont évolutives, plus bas doit être le niveau de décision et donc davantage doit s’appliquer – en confiance – le principe de subsidiarité accordant aux subordonnés l’autorité qui n’est pas expressément réservée aux échelons supérieurs.
Le vrai rôle du chef est de se préoccuper « du coup d’après », de l’avenir que sa fonction est de créer. Pour autant, il ne peut considérer les conditions de la mise en œuvre de ses décisions comme secondaires, puisque ce qui vaut in fine, c’est le résultat, donc autant l’exécution que la conception : « les plans ne valent que par la manière dont ils sont exécutés » disait Foch. Au leader, donc, de considérer les femmes et les hommes qui lui sont confiés comme ceux dont dépend son ambition, ce rêve qui se réalise à force d’avoir été voulu par tous.