04.11.2024
« Fraude fiscale et paradis fiscaux » – 3 questions à Éric Vernier
Édito
1 octobre 2018
En quoi l’existence de paradis fiscaux peut-elle constituer un problème stratégique ?
Le sous-titre de l’ouvrage illustre la prégnance de cette question. La première édition proposait de « décrypter les pratiques pour mieux les combattre », la seconde rappelle la réalité « quand l’exception devient la règle ». J’ai voulu ainsi affirmer ce que les Paradise Papers ont dévoilé au grand public : la fraude fiscale et les paradis fiscaux ne sont pas des épiphénomènes nocifs, mais sont bien devenus le cœur du système global. Aussi, l’existence de paradis fiscaux constitue bien un problème stratégique et ce sur plusieurs points.
Le premier d’entre eux concerne bien évidemment la fiscalité et l’équité devant l’impôt. La baisse continue des impôts sur les sociétés, notamment en France et aux États-Unis, met en évidence la volonté des États à se combattre sur ce champ. Le dumping fiscal devient un outil de compétitivité pour les entreprises. Et si les États-Unis pourchassent les fraudeurs, ils ferment en revanche les yeux sur les montages de leurs grandes entreprises nationales qui, par une planification fiscale agressive, améliorent leur rentabilité par de fortes économies d’impôts. Et tout cela grâce à l’Europe, avec les Pays-Bas et l’Irlande, ou à certains territoires des Antilles, comme les Îles Caïmans. Google a par exemple enregistré près de 20 millards de $ de revenus aux Bermudes en 2016. Selon Zucman[1], pour un dollar de salaire versé, « les multinationales américaines déclarent qu’elles gagnent autour de 50 cents avant taxes. Excepté en Irlande, aux Bermudes, au Luxembourg et autres territoires de ce type, où elles disent dégager 3,5 $ de profit avant impôt ». D’après certains calculs, un employé de banque « rapporte » chaque année environ 45.000 € de profit à son établissement, 409.000 € en Irlande et 6.298.000 € aux Îles Caïmans[2] !
Mais cette stratégie de compétitivité entre les pays conduit forcément à des effets délétères dangereux pour les nations elles-mêmes et leur peuple. L’argent qui ne rentre pas dans les caisses manque cruellement au développement des infrastructures, de l’éducation ou encore de la santé. Lorsqu’un euro est versé dans le cadre de l’aide internationale, certains pays voient s’échapper deux à dix euros dans les paradis fiscaux. C’est chaque année plusieurs centaines de milliards de dollars qui partent ainsi en catimini dans ces territoires opaques. Si je prends pour exemple le continent africain, le constat est terrible. Car les arrangements entre multinationales et dirigeants politiques amènent un manque à gagner de 40 milliards chaque année. L’uranium nigérien représente 30 % de la production d’AREVA, mais seulement 7 % de ses règlements. Et je ne parle même pas de la fraude fiscale, qui est grandissante. Car puisque l’assiette de l’impôt se rétrécit par ces exemptions, comme on le constate partout dans le monde, l’effort est porté sur les autres contribuables, les particuliers et les petites entreprises, qui parfois ne peuvent plus ou ne veulent plus payer.
Un autre point concerne le manque de transparence des flux par l’opacité de ces territoires. La traçabilité des fonds et des paiements s’avère difficultueuse dès lors qu’un paradis fiscal entre dans le circuit. Tout est alors possible, y compris de faire passer l’argent du crime ou celui des réseaux terroristes. Il ne faut pas oublier que les paradis fiscaux sont généralement en même temps des paradis bancaires et judiciaires. L’argent criminel représente chaque année plus de 2.000 milliards de dollars de PIB et irrigue les banques de ces pays.
La politique de lutte contre les paradis fiscaux mise en place par l’Union européenne vous paraît-elle crédible et efficace ?
Il est évident que la politique de lutte contre les paradis fiscaux est insuffisante, que ce soit en Europe ou en France. L’Union Européenne agit, mais très souvent les efforts paraissent dérisoires et se soldent par des camouflets. Le meilleur exemple vient de la liste des pays non coopératifs publiées à la suite des Paradise Papers le 5 décembre 2017.
Depuis 2016, un groupe de travail, le « Code de conduite (fiscalité des entreprises) » dit le « Code », préparait cette nouvelle liste. À sa sortie, un premier problème que nous connaissions en amont apparut : les pays européens étaient d’emblée exclus de cette liste, car censés se conformer au droit européen notamment en matière de lutte contre la fraude. Par ailleurs, Pierre Moscovici lui-même, en tant que commissaire européen aux Affaires économiques et financières, admettait dès le 22 novembre que cette liste avait une faiblesse majeure : « le simple fait d’apparaître sur la liste n’est pas une sanction en soi. » Enfin, autre faiblesse, les États privilégient toujours les considérations diplomatiques au détriment de l’équité fiscale internationale. Par conséquent, les pays puissants, amis ou soumis échappent à l’indignité de la liste noire. Ainsi, le Delaware, les Îles Caïmans, Hong-Kong ou la Chine semblent ne poser aucun problème.
L’action des Organisations non gouvernementales (ONG) est-elle déterminante dans la lutte contre les paradis fiscaux ?
Les ONG telles qu’Oxfam, Transparency International, CCFD-Terres solidaires, Anticor, Sherpa ou Survie, jouent un rôle primordial dans la lutte contre les paradis fiscaux. Elles occupent le terrain des réseaux sociaux et des médias avec des arguments solides et fouillés. Leur action permet d’informer et de sensibiliser le plus grand nombre. Si elles sont en général plus optimistes que moi, car parfois plus concentrées sur les textes que sur le terrain, elles complètent parfaitement l’action des experts. Politiques engagés, journalistes d’investigation, ONG et chercheurs peuvent ensemble servir une cause commune et alerter efficacement l’opinion publique.
[1]Who Owns the Wealth in Tax Havens ? Macro Evidence and Implications for Global Inequality, 27 décembre 2017.
[2]M. Aubry, T. Dauphin, « Banques en exil : comment les grandes banques européennes profitent des paradis fiscaux », Rapport Oxfam, Mars 2017.