L'édito de Pascal Boniface

« La société post-digitale » – 4 questions à Nicolas Petrovic

Édito
13 juillet 2021
Le point de vue de Pascal Boniface
Nicolas Petrovic est Président de Siemens France et Belgique. Il a été directeur général d’Eurostar International Ldt. à Londres et a occupé différentes fonctions managériales au sein du groupe SNCF. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son premier essai « La société post-digitale » aux éditions Nouveaux débats publics.

Sommes-nous au début de l’ère de la donnée industrielles et, selon-vous, n’est-il pas déjà trop tard pour voir l’Europe gagner la bataille des données industrielles ?

L’ère des données industrielles débute effectivement et prendra une ampleur stratégique dans les prochaines années.

Le développement rapide de la robotisation, des capteurs industriels et des softwares permet aux industriels de connecter leurs machines et d’automatiser leur production en lien avec l’ensemble des départements de l’entreprise.

Grâce aux données collectées et traitées dans le cloud ou en Edge (au plus proche de la machine), les industriels peuvent augmenter la flexibilité, la rapidité et la productivité de leurs outils industriels. Ceux qui investiront les premiers prendront un avantage sur leurs concurrents.

Cette course se déroule au niveau mondial et l’Europe, consciente des enjeux, investit sur le sujet. A l’échelon de la Commission Européenne, les initiatives favorisant la formation d’écosystèmes de données comme GAIA-X ou le projet d’espace européen de données et de cloud computing, ainsi que la recherche en matière de cybersécurité et d’informatique dématérialisée existent, mais doivent être intensifiés. « Nous ne sommes pas en retard, au contraire ! Cette guerre des données industrielles débute maintenant et l’Europe sera son principal champ de bataille », a ainsi déclaré Thierry Breton, Commissaire européen en charge du Marché intérieur.

L’Europe dispose également d’atouts remarquables grâce à son tissu industriel très puissant et son réseau d’Universités et de Centres de Recherche. Ma conviction est que l’Europe a les cartes en main pour être à la pointe de cette révolution industrielle.

Qu’appelez-vous le « jumeau numérique » ?

Le jumeau numérique est une réplique numérique d’un produit, d’une usine ou d’un bâtiment. Il permet aux équipes de travailler en temps réel sur la conception du produit, la conception de l’usine qui le fabriquera, et sur le processus de fabrication lui-même.

Il est possible grâce au jumeau numérique de simuler et d’optimiser, avant même toute fabrication physique, quelle sera la performance d’une machine-outil, d’une voiture ou d’un vaccin, ainsi que la performance du processus de fabrication associé. Les gains d’efficacité et de rapidité sont prodigieux comme le succès des vaccins contre le covid peuvent l’illustrer. Dans l’actualité récente, la création d’une usine numérique a permis à notre client BioNTech de produire des vaccins anticancéreux personnalisés (IVAC®) à un coût abordable dans des délais extrêmement courts.

De la même manière, le temps de développement d’un nouveau modèle de voiture a été presque réduit de moitié en quelques années.

Et maintenant connecté aux capteurs industriels de l’usine, il permet de contrôler et d’optimiser en temps réel les processus industriels.

Ces jumeaux numériques permettent à l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise de mieux travailler ensemble, des équipes de R&D, aux Méthodes, jusqu’aux équipes de production. Ils donnent à chacun une meilleure information et une aide à la décision très précieuse.

Le jumeau numérique est un outil essentiel de l’industrie des dix prochaines années.

Selon vous, la différence entre les États-Unis et l’Europe n’est pas la supériorité technologique, mais la capacité à vendre du rêve…

Quand Elon Musk se lance dans l’industrie aérospatiale, il ne dit pas qu’il construit des fusées réutilisables ; il nous parle de la colonisation de Mars et autres objectifs enthousiasmants. Il n’explique pas aux gens « comment » il procède, mais ce « pour quoi » il œuvre. Il mise sur la force du « why » et sur la raison d’être de l’innovation. Son discours entre d’autant plus facilement en résonance avec l’imaginaire collectif qu’il fait écho au désir de chacun d’entre nous d’explorer de nouveaux horizons. Tel est l’enseignement qu’il convient de garder en tête au sujet de la réussite des États-Unis et du paradigme de la Silicon Valley. Loin de nous être supérieurs sur le plan technologique, ils l’ont davantage été dans leur aptitude à vendre du rêve aux individus et aux sociétés.

La décennie 2020 peut marquer un renouveau de l’ambition européenne, mais l’exemple américain nous montre qu’il faut savoir vendre une ambition plutôt que des technologies.

À l’heure où les débats sur le réchauffement climatique et la montée des inégalités rendent les fractures socioéconomiques particulièrement saillantes, l’industrie peut devenir un instrument privilégié du renouveau européen. Comme le dit la ministre de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher « L’industrie c’est 20 % du problème, c’est en effet 20 % des émissions carbone, et c’est 100 % des solutions. C’est dans l’industrie que l’on va mettre au point l’agriculture décarbonée, les transports décarbonés avec les moteurs à hydrogène pour les avions, pour les bateaux.

Si nous prenons ce tournant dès maintenant, nous pouvons faire du territoire européen un lieu respectueux de l’environnement et de l’individu qui s’épanouit grâce aux performances de son tissu industriel.

La réindustrialisation de la France (l’industrie faisait 30 % du PIB de la France en 1950 contre 11 % aujourd’hui) n’est pas un retour vers le passé, mais au contraire une projection sur le futur…

Absolument !

L’industrie est un marqueur de fierté et possède un pouvoir d’évocation incomparable. Dans notre psyché collective française par exemple, tout le monde garde en tête et est (généralement) fier de la réussite du TGV, de la filière nucléaire ou de l’aventure du Concorde.

Mais il serait utopique et une erreur de vouloir recréer des usines et des pans de l’économie qui ont disparu dans le cadre de la mondialisation. Le vrai défi consiste à s’industrialiser en investissant dans des secteurs porteurs pour le futur de nos sociétés : les biotechnologies, la mobilité décarbonée (voitures électriques, avions et navires décarbonés, trains à hydrogène), nouveaux matériaux recyclables et recyclés, agro-alimentaire, semi-conducteurs, etc.  En investissant dans tous ces domaines, nous aurons la possibilité d’engendrer une croissance durable et de créer des emplois qualifiés en nombre important, et situés dans les territoires.

Nous avons de nombreuses raisons d’y croire. Au regard de son dynamisme entrepreneurial concrétisé par l’essor de la French Tech et de la French Fab aujourd’hui, de la Deep Tech demain, combinée à l’expertise de grands groupes industriels, la France et l’Europe ont la possibilité de créer des champions mondiaux de la société post-digitale. Miser sur l’industrie du futur est d’autant plus indispensable que le secteur occupe une place stratégique pour nos économies. Dans l’Hexagone par exemple, il représente 70 % des exportations et 70 % de la R&D. Il reste donc un puissant levier d’innovation.

L’industrie est un moteur pour le dynamisme de nos régions et l’intégration des populations. Elle structure aujourd’hui encore nombre de territoires, tant socio-économiquement que spatialement, avec des emplois répartis dans l’espace urbain, rural et périurbain. Les industriels français, pour beaucoup des PME, font vivre des centaines de milliers de familles et ouvrent leurs portes à tous les profils. Sans une industrie forte, on ne construira pas de projet de société cohérent et viable sur le long terme.

 

 
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