L'édito de Pascal Boniface

« Le charme discret des séries » – 3 questions à Virginie Martin

Édito
10 septembre 2021
Le point de vue de Pascal Boniface
Politiste, professeure et chercheuse à Kedge Business School où elle a créé et dirigé le programme « Soft power et médias », Virginie Martin dirige désormais le « Médialab ». Elle répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Le charme discret des séries » paru chez humenSciences

Peut-on parler d’une géopolitique des séries ?

Si la culture c’est du Soft Power, alors la culture de masse que sont devenues les séries obéit forcément à un rapport de force géopolitique. Quel pays se racontera le mieux, quelle nation écrira sa plus belle histoire, quelle région du monde saura devenir attractive via cet univers fictionnel, tels sont très clairement les enjeux.

Mais les séries, c’est aussi de la géopolitique, littéralement de la géopolitique. Elles savent en effet, de manière fine et précise, mettre en scène les drames du monde, les rapports de force, les enjeux internationaux. La géopolitique est partie prenante de l’univers sériel : Dominique Moïsi l’écrivait déjà en 2016.

Homeland, Le Bureau des Légendes sont clairement des objets géopolitiques ; ils s’inspirent des tensions mondiales, les décrivent, les mettent en histoire et, en retour, le monde encense ou critique Homeland pour son ethnocentrisme ou au contraire pour sa capacité à être critique à l’égard des Etats-Unis. La série est un personnage à part entière d’une dialectique entre fiction et réel.

En thérapie, qui est l’adaptation de la série israélienne BeTipul, propose un arrière-plan fortement géopolitique. Un psychanalyste reçoit de séance en séance des patients traumatisés par les attentats de Paris. Les tensions internationales viennent percuter le divan intime d’un psychanalyste.

Les séries racontent, via le registre émotionnel / fictionnel, ce que les géopolitologues décryptent dans leurs essais. C’est d’ailleurs via la palette émotionnelle qu’elles peuvent avoir plus d’influence encore que le meilleur livre de géopolitique ! Les séries ouvrent aux relations internationales, elles offrent des clefs pour mieux les décrypter. Elles sont à coup sûr une des parties prenantes des enchevêtrements mondiaux. Il faut prendre cet univers fictionnel au sérieux car, dans l’avenir, il fera partie du matériel historique et historiographique.

Les Russes et Chinois sont-ils absents ?

Dans ces bras de fer internationaux culturels, chaque pays, dans une logique de Soft Power, a tout intérêt à exister. C’est le cas du Japon, avec ce qu’on a appelé le cool Japan, c’est le cas évidemment de la Corée du Sud, c’est aussi le cas du Brésil, d’Israël, etc. Et en premier lieu c’est le cas des États-Unis.

Dans ce grand concert des nations, les Russes ont eu d’abord une attitude de méfiance à l’égard de Netflix. En 2016, le ministre de la Culture Vladimir Medinsky estimait que cette plateforme de streaming était un outil à la solde des États-Unis pour contrôler les esprits des citoyens du monde entier. Le raisonnement était un peu court à l’époque, puisque justement de nombreux pays en dehors des États-Unis exportaient déjà leur série dans le monde entier via Netflix justement ! D’ailleurs, depuis un certain temps, la Russie est présente sur les plateformes avec des séries comme Better Than Us ou To The Lake par exemple. Même si ces séries traitent de sujets importants – le rapport humain – robot ou la propagation d’une maladie – je ne suis pas sûre qu’on puisse, à ce stade, parler d’un véritable Soft Power à la russe.

La Chine produit, elle, beaucoup de « drama », des fictions sentimentales, des saga historiques. La Chine reste en retrait sur les aspects politiques… Sauf, peut être avec une série dont je parle dans mon livre, Au nom du peuple. La série traite ici d’un sujet éminemment tabou : la lutte anticorruption dans le milieu des fonctionnaires et du monde politique. Mais attention, cette série a tout de même été faite sous contrôle du parti communiste Chinois, et elle a, in fine, été un moyen pour les dirigeants chinois de faire le ménage au sein même des élites politiques du pays. Il n’en reste pas moins qu’Au nom du peuple est une création forte pour l’image de la Chine et de ses dirigeants.

Les DAN (Disney, Amazon, Netflix) vont-ils surpasser les GAFAM ?

Je ne dirais pas que ce que j’appelle les DAN dans mon essai – Disney, Amazon et Netflix – vont surpasser les GAFAM ou les GAFAMI – si on rajoute IBM ; car les GAFAM produisent souvent leur propre technologie, comme Google, Microsoft ou IBM.

Les DAN, « ne sont que » des pourvoyeurs de contenus. C’est la grande différence, à ce jour. Mais ces mondes s’entrechoquent néanmoins… Amazon fait partie des GAFAM comme elle fait partie des DAN, cela ne nous aura pas échapper ! Démonstration est donc faite : les plateformes de streaming sont un axe de développement stratégique pour toutes ces gigantesques entreprises. Donc ce n’est pas en termes de dépassement qu’il faut raisonner, mais en termes de cumul de puissance ; le cas d’Amazon est flagrant.

Par ailleurs, les DAN, comme les GAFAM, s’inscrivent dans une dynamique qui va au-delà, par-dessus les souverainetés nationales ; ce tourbillon ne connaît pas de frontière, ni de limites géographiques,  ou presque pas. Leur extra-territorialité est le point commun de ces entités, sur cet aspect, leur fiscalité parle d’elle-même.

Les DAN, eux, ayant en main des produits culturels et populaires, savent aussi faire de la politique au sens strict du terme : certaines séries vont aller troubler la puissance d’un Erdogan ou d’un Modi. L’ingérence est là, pour le meilleur ou pour le pire c’est selon, mais elle est là ; j’en parle assez précisément via la série Leila qui vient, sans fard, critiquer l’Inde de Modi.

Ces mastodontes pèsent autant que certains pays dans le monde et ont des influences colossales. Mais elles sont aussi et surtout, comme les GAFAMI – tout comme les BATX chinoises – des outils technologiques puissants et massifs, qui doivent nous interroger sur leur capacité à recueillir nos données, à tout savoir de nous, à pouvoir nous contrôler / manipuler. 1984 n’est jamais très loin dans cet univers là.

D’ailleurs la série Black Mirror le montre bien, les séries dystopiques, comme je le dis dans mon livre, sont de formidables lanceuses d’alerte, et finalement nous disent combien on doit se méfier des plateformes qui les diffusent ou des géants qui sont derrière…

 

 
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