L'édito de Pascal Boniface

« Le serment de Tobrouk » de BHL : une manipulation de l’information

Édito
4 juin 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
Projeté à Cannes lors du festival la semaine dernière, en salle la semaine prochaine, le nouveau film de Bernard-Henri Lévy "Le serment de Tobrouk" déclenche d’ores et déjà les commentaires habituels par rapport à ses productions.
 
Commentaires élogieux des directeurs de rédaction et éditorialistes, goguenards ou hostiles sur la toile. Comme pour son livre sur le même sujet, il est probable que le public ne se précipite pas pour aller voir ce documentaire, malgré le battage médiatique "king size" d’ores et déjà organisé.
 
Même les thuriféraires de BHL admettent qu’il en fait un peu trop pour se mettre en avant dans ce documentaire. C’est dire ! Mais le message qu’ils veulent faire passer est de reconnaître sa contribution essentielle et positive au changement du cours de l’histoire dans l’affaire libyenne. Sur le site de "The Weinstein Company" qui va distribuer le film aux États-Unis, on peut lire "il montre comment les idées et les convictions peuvent changer le cours de l’histoire à travers une intervention humanitaire et politique qui aurait sinon paru impossible".
 
Nul ne peut nier que Bernard-Henri Lévy a participé à la sensibilisation du public face au massacre annoncé sur Benghazi. Mais si l’on regarde d’un peu plus près, sans se contenter d’une approche manichéenne ou "cirage de pompes", on peut voir que la situation est plus complexe que la présentation d’une population libyenne sauvée par l’intervention d’un philosophe ayant accès au pouvoir politique et inversant, par son action providentielle, le cours de l’histoire.
 
Il faut tout d’abord se rappeler que Bernard-Henri Lévy avait fortement plaidé pour que l’intervention en Libye ait lieu sans le feu vert du Conseil de sécurité qu’il jugeait impossible à obtenir. Heureusement qu’Alain Juppé et les diplomates, que BHL méprise, ont obtenu le vote de la résolution 1973 au Conseil de sécurité.
 
Loin d’une guerre qui devait durer quelques jours, les combats pour mettre fin au règne de Kadhafi ont pris sept mois. Qui peut imaginer que la France et la Grande-Bretagne auraient pu mener des opérations militaires si longtemps sans un mandat du Conseil de sécurité ? À suivre la voie proposée par Bernard-Henri Lévy, nous nous serions retrouvés dans la même situation qu’en 1956 lorsque Paris et Londres sont intervenus conjointement à Suez. On se rappelle que ce fut un énorme désastre diplomatique, et à une époque où la suprématie occidentale était indiscutable, ce qui n’est plus le cas.
 
Par ailleurs, le sens de la résolution 1973 a été modifié en cours de route. Nous sommes passés de la responsabilité de protéger à celle du changement de régime, bref, une ingérence classique. Si tout le monde peut se féliciter de voir Kadhafi renversé, les conditions de ce renversement ont des conséquences stratégiques importantes et négatives.
 

Désormais, il est tout simplement devenu quasiment impossible d’évoquer de nouveau cette responsabilité de protéger. C’était pourtant un concept novateur qui permettait d’échapper à l’alternative ingérence-impuissance. Les Russes et les Chinois, qui ont été dupés après avoir laissé adopter la résolution 1973, s’opposent désormais à ce qu’elle soit évoquée de nouveau. La population syrienne en paye un prix lourd pour le moment. Par ailleurs, Bernard-Henri Lévy, qui s’est fait accompagner de deux Syriens à Cannes, oublie le message que lui ont envoyé les responsables de l’opposition syrienne il y a quelques mois. Alors qu’il voulait faire une OPA sur elle, ils lui ont dit "M. Bernard Henri Lévy épargnez-nous votre soutien", et ils viennent de renouveler ce message.

Kadhafi renversé, non pas par une révolution mais à l’issue d’une guerre civile dans laquelle un camp était soutenu par une intervention militaire extérieure, la situation en Libye est bien différente de ce qu’elle peut être en Tunisie et en Égypte. La force militaire continue d’être l’atout majeur de la conquête de l’exercice du pouvoir. Il y a des risques de sécession et d’affrontements internes armés. Les atteintes aux droits de l’homme et les tortures continuent d’y être pratiquées à une grande échelle. Amnesty International et Médecins sans frontières, qui ont peut-être plus de légitimité à parler des droits de l’homme que Bernard-Henri Lévy, ont dénoncé ces pratiques et de ce fait mis fin à leurs activités en Libye. On pourrait ajouter les multiples exactions dont ont été victimes les Africains subsahariens sans que cela ne suscite beaucoup de réactions.


 
Au-delà de la Libye, le Mali a été très fortement affecté par les conditions de la chute du régime Kadhafi. Ce pays, qui était un modèle démocratique, est pris au tourment de la sécession de la guerre civile et des violences politiques.
 
La reconnaissance unilatérale prématurée du Conseil National de Transition (CNT) par la France a par ailleurs mis à mal l’unité européenne à un moment où elle n’avait pas besoin de cela.
 
On peut également parier que le documentaire ne contient pas l’aveu pour le moins étonnant fait par Bernard-Henri Lévy à la Convention nationale du CRIF l’hiver dernier, disant qu’il avait agi dans cette affaire en pensant à Israël : "J’ai porté en étendard ma fidélité à mon nom et ma fidélité au sionisme et à Israël […] C’est en tant que juif que j’ai participé à cette aventure politique, que j’ai contribué à définir des fronts militants, que j’ai contribué à élaborer pour mon pays et pour un autre pays une stratégie et des tactiques."
 
Bref, l’enjeu du débat sur le "Serment de Tobrouk" ne porte pas seulement sur l’égo puéril et ridicule de BHL. Il porte sur une information respectueuse du public sur des sujets stratégiques essentiels. Le problème de BHL n’est pas qu’il ait l’âge mental d’un enfant de huit ans doté de moyens financiers colossaux lui permettant de réaliser ses caprices. C’est la manipulation de l’information à laquelle il se livre.
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