L'édito de Pascal Boniface

 Une si vive révolte, 3 questions à Jean Baubérot

Édito
28 février 2014
Le point de vue de Pascal Boniface
 Jean Baubérot, historien et sociologue a fondé la sociologie de la laïcité dont il est un spécialiste internationalement reconnu. Il vient de publier ses mémoires, retraçant son parcours de l’adolescence rebelle dans le Limousin à la Présidence d’honneur de l’École pratique des hautes études (EPHE).
 

1/ L’homme d’âge mûr, couvert d’honneurs est-il resté fidèle aux révoltes de l’adolescent que vous avez été ?
 

C’est le thème du livre, que je propose de partager avec d’autres : que fait-on, adulte, de ses rêves et de ses révoltes adolescentes ? Etre un adolescent attardé n’est pas la solution. Il faut à la fois effectuer un tri dans la révolte elle-même et tenter de ne pas trop écouter la voix des sirènes qui vous demandent de renoncer à toute mise en cause de la société. Je suis parti d’une révolte tous azimuts, fondée sur le refus de la guerre d’Algérie et portée par les contestations des années 1960 puis de Mai 68. Les années 1970 ont été marquées par la redécouverte du caractère précieux de la démocratie. Mais la société démocratique est aussi une société injuste, il ne faut pas l’oublier et continuer à mener certains combats, chacun selon sa compétence et en tenant compte des possibilités liées à sa position sociale. Cependant, on effectue cela souvent en solitaire ou petit groupe qui reste dans l’anonymat social : et si on confrontait nos expériences et nos perplexités ? Voilà la raison d’être de ce livre.
 

 

2/ L’an 2000 vous avez publié, avec Valentine Zuber, un livre intitulé Une haine oubliée, portant sur l’antiprotestantisme, virulent entre 1870 et 1905. Vous écrivez qu’aujourd’hui la haine actuelle contre l’islam présente certaines analogies avec l’antisémitisme et l’anti-protestantisme de la fin du XIXe siècle.

 

Oui, le protestantisme a longtemps été considéré comme une minorité politiquement dangereuse. C’était la deuxième religion de France, ce qui, déjà, rappelle quelque chose ! On retrouve des stéréotypes antiprotestants et antisémites dans les stéréotypes antimusulmans actuels : impossibilité d’être culturellement de vrais Français en appartenant à une religion minoritaire, suspicion de liens trop étroits avec l’étranger, affaires médiatisées mêlant réalités et affabulations. Les préjugés peuvent parfois être analogues tout en ayant un contenu opposé : un engagement fort pour la laïcité reproché aux protestants d’alors, maintenant une incompatibilité supposée avec la laïcité pour l’islam. Fondamentalement, le problème est analogue : les antiprotestants modérés acceptaient la réintégration des protestants, mais à condition que cela ne change rien à la culture de la France, à son identité catholique et, donc, qu’ils se « déprotestantisent », en quelque sorte,…. De même, des gens, qui se croient bons républicains, demandent aux musulmans, en fait, de s’assimiler et non pas d’être intégrés en étant des Français à part entière !

3/ En 1984, votre président du jury de thèse vous dit « Monsieur Baubérot, continuez à travailler sur le protestantisme mais ne faites plus de recherche en laïcité cela n’intéresse plus personne. » Comment expliquer de tels propos et le démenti que lui a apporté l’actualité ?
 

Ce que je montre, dans mon livre, c’est à quel point les mots changent de sens. Quand j’ai soutenu ma thèse de doctorat d’Etat, l’usage social du mot « laïcité » se réduisait aux subventions publiques envers les écoles privées. En ce sens, ce que m’a dit mon président de jury s’est vérifié : plus aucun parti, aucune force politique aujourd’hui n’accorde de l’importance à cette question. Mais là où il avait tort, c’est que le terme « laïcité » a été réinvesti d’un autre sens, tout autant réducteur : l’opposition au port de vêtements religieux ! En fait la laïcité est un problème constant, en démocratie, si on lui donne son sens plein de recherche de la liberté de conscience pour tous. Et c’est ce sens-là qu’il revêtait dans ma thèse. Dans le livre, je montre que d’autres expressions, telle que les « valeurs de la République », par exemple, ont aussi complètement changé de sens en cinquante ans. Je parle également des mutations profondes des jugements de valeurs, ainsi sur la sexualité (mais pas seulement), et des retournements de veste, ce qui n’empêche pas ceux-là même qui changent complètement d’avis, d’être aussi péremptoires après qu’avant.

e cherche donc à traiter, à partir de mon itinéraire personnel, une question beaucoup plus générale : toute société fonctionne avec un certain conformisme social. Que faut-il concéder à ce conformisme, sans être complètement « piégé » par lui ? Comment résister au « formatage » de la communication de masse, comment lutter contre les stéréotypes qui engendrent des phénomènes de rejet ? Quelles sont les perversions du langage qui permettent à Marine le Pen de prospérer ? Il me semble important de ne pas rester dans l’indignation morale, mais de pouvoir partager et des questions de ce type et les tentatives de réponse que, les uns et les autres, nous y apportons.
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Jean Baubérot, Une si vive révolte, éditions l’Atelier, 230 p.
Pour pour plus d’infos:
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