L'édito de Pascal Boniface

30 ans de l’IRIS : une anomalie sympathique

Édito
19 février 2021
Le point de vue de Pascal Boniface


Tout au long de cette année 2021, nous allons célébrer les 30 ans de l’IRIS. Retour sur l’histoire de l’Institut, qui s’est développé au fil de l’actualité politique et stratégique de ces 30 dernières années.

L’IRIS, c’est comme disait mon ami Pape Diouf de lui-même – seul président noir d’un club de football professionnel en Europe – une « anomalie sympathique » puisqu’on a créé l’IRIS avec une petite bande d’amis, sans aucun moyen, sans plan ambitieux et sans imaginer qu’il devienne l’institution qu’elle est désormais.

Tout est parti de L’Année Stratégique. Le président de la Fondation pour les études de défense nationale n’a plus voulu poursuivre sa publication pour des raisons qui n’avaient rien de scientifique. J’étais à l’époque proche de Charles Hernu qu’il n’aimait pas. Je me suis dit que je créerais une structure pour pouvoir publier de nouveau L’Année Stratégique Cest ce que j’ai fait avec Jean-Pierre Maulny en quittant le cabinet Jean-Pierre Chevènement en 1990. J’ai obtenu une petite subvention de 20 000 francs, soit 3 000 euros. Au fur et à mesure, nous avons diversifié nos activités, via l’organisation de colloques. Nous réunissions alors des parlementaires et membres de tous les partis politiques, même si j’étais à l’époque étiqueté socialiste, pour justement nourrir et animer un débat contradictoire.

En 1991, nous avons lancé la Revue internationale et stratégique. Le petit noyau d’origine s’est élargi, Didier Billion nous a très vite rejoints. L’occasion a fait le larron et on a élargi au fur à mesure les activités. En 1993, l’IRIS ne pesait vraiment pas grand-chose et aurait pu disparaitre suite à l’alternance électorale de cette année-là, mais le gouvernement a considéré que les petits moyens qui nous étaient donnés pouvaient continuer de nous être versés. Il y a eu une tolérance à notre égard.

En 1995, Jacques Chirac décida de reprendre les essais nucléaires et de réintégrer la France dans l’OTAN. J’étais en désaccord avec ces deux décisions, et j’ai exprimé cette opinion dans les médias. Nombreux étaient ceux qui me déconseillaient alors de m’exprimer ainsi contre certaines décisions gouvernementales, au risque de mettre en danger la jeune structure qu’était alors l’IRIS. Je n’ai pas choisi de faire ce métier pour me taire, j’ai donc continué à développer ce point de vue.

L’IRIS était alors hébergé à Paris XIII où j’enseignais (après y avoir été étudiant) – cette université fut mon ascenseur social. Certains enseignants soutenaient nos activités, d’autres les jalousaient. Nous avons donc décidé en 1997 de déménager, de venir à Paris, de faire l’effort de louer des locaux, un réel investissement pour l’époque. Il s’agissait au départ d’un seul étage au 2 bis rue Mercoeur, où nous sommes toujours aujourd’hui et où nous occupons désormais un immeuble entier. En fait, on constate qu’à la fois le refus de poursuivre la publication de L’Année Stratégique de la part du dirigeant de la Fondation pour les études de défense nationale au départ et les blocages à Paris XIII ensuite, ont constitué de réelles opportunités de développement pour l’IRIS.

Arrivés à Paris, notre activité s’est ainsi développée. Nous avons décidé de mettre en place un conseil administration qui soit extérieur aux membres de l’équipe qui travaillait au quotidien à l’IRIS.

La période 2001-2003 a été particulièrement difficile. C’était alors la reprise du conflit au Proche-Orient. J’avais pris position en affirmant que la politique française mettait sur un pied d’égalité Israël et les Palestiniens alors qu’il y avait quand même une puissance occupante et une nation occupée et qu’on ne pouvait pas soutenir l’occupation d’un peuple par un autre. J’ai alors été l’objet d’accusations d’antisémitisme. Les attaques contre l’IRIS et les menaces de tout ordre se sont multipliées. Il y eut également des pressions sur les membres du conseil d’administration pour qu’ils démissionnent – ce qu’une partie d’entre eux a fait. Nous aurions vraiment pu disparaître. Les ministères avec lesquels nous travaillions étaient sommés de couper tout contact avec l’IRIS. Des portes se sont fermées, mais nous avons su rebondir et avons innové encore plus pour survivre.

En 2002, nous avons créé l’école des relations internationales de l’IRIS. Avec une première promotion de seulement 15 étudiants au départ, IRIS Sup’ est aujourd’hui devenue une école reconnue qui forme plus de 600 étudiants chaque année.

En 2009, l’IRIS a obtenu du Conseil d’État la reconnaissance d’utilité publique. En 2013, nous avons ouvert notre amphithéâtre qui nous permet aussi bien d’y tenir des cours que d’y accueillir des colloques.

Aujourd’hui, l’IRIS n’est plus la petite structure animée par une petite bande d’amis qu’elle était à l’époque de sa création. C’est devenu une réelle institution, avec 40 salariés, une équipe de recherche d’une soixantaine de personnes, chercheurs permanents ou associés. L’IRIS c’est désormais 4 types d’activités :

  • La recherche à destination des entreprises, des organisations internationales, des institutions parlementaires, des ministères ou des entreprises privées

  • Les publications, dont L’Année Stratégique, la Revue internationale et stratégique, mais également notre site internet extrêmement actif, une lettre d’information hebdomadaire ainsi que de nombreux ouvrages.

  • L’organisation d’événements, aussi bien des évènements réguliers dans notre amphithéâtre, en semaine, de 18h30 à 20h, que des colloques annuels de plus grande envergure à Nantes (depuis 8 ans), Enghien (depuis 12 ans) et Dijon (depuis 4 ans).

  • Enfin les formations. Nous avons la spécificité d’être le seul think tank adossé à une école. IRIS Sup’ aujourd’hui ce sont plus de 600 étudiants à distance ou en présence, plus de 3 000 diplômés au total, ce sont 150 professionnels qui viennent enseigner avec toujours un souci d’être concret, de ne pas être uniquement focalisés sur les questions théoriques, mais d’avoir avant tout comme objectif la professionnalisation de nos étudiants. Nos étudiants s’insèrent facilement dans le monde du travail et exercent des fonctions intéressantes. 300 structures étatiques ou non étatiques accueillent d’ailleurs nos étudiants pour des stages.


L’IRIS est régulièrement bien classé dans le classement international des think tanks de l’Université de Pennsylvanie, classement qui fait référence en la matière. L’IRIS est d’ailleurs encore mieux classé lorsqu’on considère ses moyens financiers relativement faibles. Nous obtenons la 17e place sur les questions de Défense, la 29e sur les questions internationales sur un total de plus de 11 000 think tanks classés à l’échelle mondiale.  Au-delà de ces classements se sont toutes les institutions qui font appel à nous : le ministère des Armées, des Affaires étrangères, les services du Premier ministre, le Parlement, le Parlement européen, la Commission européenne, l’Agence européenne de défense, l’Agence française de Développement, l’Organisation de la Francophonie, et bien d’autres institutions et entreprises privées qui estiment que l’expertise de l’IRIS est utile dans l’exercice de leurs missions.

Nos chercheurs sont régulièrement invités dans les médias. Ils y font à peu près 3 000 interventions par an. Ils sont également, hors période de Covid-19, invités à l’étranger dans différents colloques et débat pour porter une voix française sur les débats stratégiques à l’international.

Nous sommes évidemment très actifs sur les réseaux sociaux, aussi bien moi-même que l’IRIS en tant qu’institution. Cela vient logiquement prolonger notre souci de pédagogie sur les questions internationales.  Nous pensons en effet qu’elles ne sont pas réservées aux gens qui travaillent dans les ministères, aux spécialistes de la question. Ce sont des questions qui intéressent le grand public, c’est notre conviction depuis le départ. Et cela se vérifie par le succès des événements que nous organisons. Nous cherchons à la fois à être capables de faire un rapport très pointu pour le ministère des Armées, et en même temps à fournir un décryptage très large des questions stratégiques à destination du grand public. Nous tenons à garder les deux bouts de la chaîne : les décideurs politiques et le grand public.

Nous voulons également explorer de nouveaux territoires, en ne nous contentant pas des questions stratégiques au sens très étroit du terme. Nous avons par exemple beaucoup travaillé sur la  géopolitique du sport, concept développé à l’IRIS, mais nous avons également créé un observatoire de la géopolitique du genre. Nous travaillons depuis longtemps, et avant la pandémie de Covid-19, sur les questions de géopolitique de la santé, sur les questions humanitaires, sur le tourisme… Nous cherchons à analyser tous les aspects de la géopolitique au sens le plus large.

Notre ADN, c’est la diversité des points de vue. Quand on organise un colloque, un débat contradictoire, mais respectueux, nous tenons par ailleurs à la parité. Bien sûr, nous avons toujours en ce sens voulu être indépendants des pressions de quelque pouvoir que ce soit. A l’IRIS, chaque chercheur est libre de s’exprimer. J’ai toujours considéré que leur liberté protégeait la mienne. D’ailleurs, si on me demande quel est le point de vue de l’IRIS sur tel ou tel sujet, je serai bien incapable de répondre. Je n’ai jamais dîné avec l’IRIS. Je peux vous donner mon point de vue, je peux vous donner le point de vue de x ou y, mais il n’y a pas un point de vue officiel de l’IRIS.

Si un chercheur pense quelque chose, il va le dire même si cela déplaît à des gens avec lesquels nous travaillions, ou à des personnalités puissantes politiquement ou médiatiquement. Cela peut nous créer des désagréments, c’est évident. Je suis par exemple interdit de séjour dans certains médias. En tous les cas je pense qu’on ne peut pas faire ce métier si on est courtisans, si avant de prendre une position on se demande « quelle est la position qui va m’attirer le moins d’ennuis ? Quelle est la position qui va plaire à tel ou tel puissant ? » Ce qui fait ma grande fierté c’est qu’aucun chercheur de l’IRIS n’a jamais subi de pressions de ma part, il peut s’exprimer de façon tout à fait libre sur les sujets de sa compétence.

Au bout de 30 ans, l’IRIS est face à deux défis. Nous sommes effectivement devenus une institution. Face à cela, il faut conserver l’esprit de convivialité qui a caractérisé l’IRIS depuis le départ. Je crois qu’on y parvient et je suis vraiment très fier de l’équipe avec laquelle je travaille. Ce sont des gens formidables qui bossent dur, qui ont des valeurs humaines, qui sont respectueux des autres. C’est réellement une grande source de plaisir et de fierté pour moi. Et tout en s’institutionnalisant, nous devons veiller à conserver cette part d’imagination, cette part de remise en cause permanente qui vient nourrir nos capacités d’innovation, pour ne pas tomber dans le confort. Il faut savoir se remettre en cause pour continuer à progresser et ne pas se contenter de la situation, même enviable.

Jamais je n’aurais imaginé il y a trente ans que l’IRIS serait devenu ce qu’il est devenu. Ce n’était pas du tout le plan initial, c’est arrivé comme ça et j’en suis très heureux.
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