L'édito de Pascal Boniface

« Sacrés Italiens ! » Questions à Alberto Toscano

Édito
28 mars 2014
Le point de vue de Pascal Boniface

Alberto Toscano observe le comportement des Français avec une tendresse ironique depuis près de 30 ans. Président du Club de la presse européenne, habitué des plateaux télévisés oùsa verve fait merveille, il publie un livre, Sacrés Italiens aux éditions Armand Colin. Avec sa faconde habituelle, il dynamite quelques clichés persistants sur les Italiens. Avec plus de sérieux, il décrit des réalités passées sous silence.


Dans leur dernier ouvrage, Pascal Lamy et Hubert Védrine écrivaient que c’est le pessimisme qui est le principal handicap de la France. Vous écrivez de votre côté que c’est le manque de confiance qui pénalise l’Italie. Est-ce un trait commun ?
Sans aucun doute, il s’agit d’un trait commun. Le pessimisme à la française et le manque de confiance à l’italienne sont deux symptômes de la même maladie : la difficulté de s’adapter aux temps qui changent. Dans le passé, nos pays ont gagné des paris exaltants. Les « Trente glorieuses » ont vu la réalisation d’un tissu économique performant. On a cru que le pari de la croissance pouvait être gagné une fois pour toute. Malheureusement ce n’était pas vrai. La donne internationale a changé. Dans le même temps, le « facteur extérieur » a acquis pour nous une importance tout à fait particulière. Tous les pays du monde sont beaucoup plus interdépendants aujourd’hui qu’hier. Notre capacité à prendre en compte les conséquences de la mondialisation, d’un côté, et celles des changements technologiques, de l’autre, est un facteur fondamental pour garder une économie performante. Par ce chemin (et seulement par ce chemin) nos pays peuvent préserver leur richesse plus importante : le système de protection sociale, qui a été mis au point surtout pendant la longue période de croissance économique de l’après-guerre. La crise de notre Welfare State provoque pessimisme et méfiance. L’opinion publique, qui croyait avoir des certitudes, est désorientée. Ainsi nos pays risquent de tomber dans une spirale sans fin de crise, inertie et pessimisme. Pour sortir de ce cercle vicieux, Français et Italiens doivent apprendre (plutôt réapprendre) à regarder plus loin que leur nez, en réalisant des réformes économiques et en sauvegardant en même temps l’essentiel de leurs acquis sociaux. Nous vivons un tournant historique et la politique doit être à la hauteur de ce défi. Malheureusement il arrive que nos leaders politiques parlent et agissent en pensant plus à une élection immédiate qu’aux générations futures. L’optimisme et la confiance ne tomberont pas du ciel. Ou notre politique sera en mesure de relever les défis ou le mot déclin – souvent utilisé à la légère – deviendra pour nous terriblement concret. Je suis absolument certain que la France et l’Italie ont la possibilité de gagner leur défi. Encore faut-il qu’elles en comprennent l’importance. Le pessimisme et la perte de confiance n’amènent nulle part. La réelle perception du risque, par contre, peut donner à nos peuple l’« optimisme de la volonté » dont ils ont aujourd’hui grand besoin.
 
 

Vous écrivez que l’Italien n’est pas individualiste, qu’on le dit trop souvent mais qu’au contraire il fonctionne en groupe. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La vraie différence entre Français et Italiens réside dans la relation avec l’Etat. Le Français apprend avec le lait maternel que l’Etat (pardon, la République) est un ensemble de dignité et d’efficacité. Il est en même temps juste et généreux. Donc le citoyen français est exigeant vis-à-vis de son Etat. La seule idée que le système sanitaire public puisse ne pas être performant le met en colère. Il va à la mairie et il pense pouvoir exiger une place en crèche pour son enfant. S’il est un entrepreneur, il pense bâtir son export sur le réseau public d’aide et de conseil. Etc. Le citoyen italien apprend avec le lait maternel que pendant toute sa vie il devra se débrouiller malgré l’Etat. Si le système sanitaire public marche bien ou si on lui propose une place en crèche, c’est tant mieux. Mais il doit être en mesure d’imaginer aussi des solutions plus « artisanales » à ses problèmes. Un bon père de famille considère qu’il a besoin des canaux de « solidarité à l’italienne » (une certaine conception de la famille, de l’amitié, de la paroisse, du syndicat, de la politique) pour faire face à des éventuelles situations de nécessité. Quant à l’entrepreneur, il partira pour Singapour avec des collègues pour rechercher ensemble un chemin « créatif » pour leur export. Ce n’est pas un hasard si la France est forte dans l’export de grands groupes de l’industrie civile et militaire, liés à l’Etat, tandis que l’Italie est forte dans l’export des PME, pleines d’imagination. On est complémentaires ! L’imagination italienne est tout simplement le fruit de la nécessité. Lénine disait que le socialisme c’est « les Soviets plus l’électrification ». La source d’un certain modèle italien (à sa façon assez performant) est « l’imagination plus les pannes d’électricité ».  Mais ça, Lénine ne le savait pas.
 
 

Êtes-vous optimiste, à moyen terme, pour l’Italie notamment avec son nouveau gouvernement ?
La force de Matteo Renzi, 39 ans, est liée à deux éléments. Tout d’abord il a été plébiscité en décembre dernier par les deux tiers des trois millions de militants du centre-gauche, ayant participé aux « primaires » du Partito democratico (Pd). Donc il dispose d’une majorité très claire à la base de son parti (même s’il rencontre des problèmes par rapport aux groupes parlementaires du PD). Ensuite (et surtout) Renzi est considéré par les Italiens comme le dernier espoir pour reformer leur pays. Si Renzi échoue, l’Italie entière risque de replonger dans les dramatiques difficultés de fin 2011, quand le président du conseil Silvio Berlusconi a dû démissionner à cause du prix que le pays devait payer (sous forme de taux d’intérêt pour le financement de la dette publique) à cause du manque de crédibilité du gouvernement.  Matteo Renzi fait espérer les Italiens, mais il est encore trop tôt pour être optimiste. Ce « Tony Blair à la florentine » doit encore faire ses preuves en tant que chef de gouvernement. Mais son échec éventuel serait probablement dramatique pour une Italie où les populismes disposent d’une force tout à fait particulière.
 
 

Comment expliquer que la France et l’Italie, si proches, travaillent si peu ensemble sur le plan international ?
Je pense que ça aussi fait partie de la myopie de notre classe politique ; de sa difficulté à regarder loin. Une évidence crève les yeux : dans la zone euro, qui à mon avis vit désormais une dynamique fédérale, seulement la relation privilégiée franco-italienne peut rééquilibrer le pouvoir allemand. Ce pouvoir (grandissant) est bien-sûr légitime, mais d’autres pays peuvent légitimement s’en inquiéter. Il ne s’agit pas de bâtir des alliances les uns contres les autres. On est tous ensemble et, à long terme, on aura tous ensemble notre succès ou notre échec. Mais certains choix doivent être faits, certains arbitrages doivent être mis au point. Par exemple sur le terrain de l’agriculture, l’avenir des Français et des Italiens sera influencé par ces choix et ces arbitrages. Bref, France et Italie doivent peser le plus possible en Europe et – pour le faire – doivent savoir renforcer le dialogue entre elles (sans besoin de mettre fin à leur très bonne relation traditionnelle avec l’Allemagne). Tout simplement, le cadre européen a beaucoup changé en trente ans. Beaucoup de choses sont différentes depuis la réunification allemande, la naissance de la monnaie unique, le succès des « réformes Schroeder » en Allemagne et l’élargissement de l’Union en direction de l’Est. Une collaboration franco-italienne bien plus étroite ne ferait de mal à personne et pourrait sans doute faire beaucoup de bien aux deux pays intéressés. Mais, encore une fois, il faut savoir regarder loin. Cette fois il ne s’agit pas de réaliser seulement des joint-ventures (même si les expériences comme Atr et Sgs-Thomson méritent notre attention). Il s’agit d’imaginer un partenariat de plus en plus étroit dans plusieurs secteurs. Il s’agit aussi d’intensifier le mécanisme des consultations politiques. France, Allemagne et Italie ont été à l’origine de la dynamique communautaire. Elles doivent retrouver une nouvelle harmonie dans le nouveau contexte européen. L’Allemagne actuelle étant beaucoup plus influente que celle d’hier, il faut tout simplement s’adapter à une situation nouvelle.         
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