08.10.2024
« Atlas stratégique » – 4 questions à Gérard Chaliand
Édito
1 décembre 2022
Vous écrivez que l’Iran fut le véritable « empire du Milieu »…
L’expression est de l’historien René Grousset et fait sens si l’on songe que l’Iran a réussi au cours des âges à demeurer « l’empire au Milieu » de l’Asie, indestructible et finalement inentamable. D’abord face à l’Empire romain, puis face à Byzance – qu’on appelait l’empire romain d’Orient, qui dura mille ans de plus que l’Empire romain que nous connaissons. Puis face à l’Empire ottoman qui ne réussit qu’à l’écorner et qui tint bon face au sunnisme majoritaire. De surcroît, comme la Chine seulement, l’empire iranien a été le seul État à être capable de « civiliser » les coulées de nomades d’Asie centrale avant qu’elles ne transforment elles-mêmes l’Inde du Nord – ou le Croissant fertile. En Chine, les ruées nomades sont en quelques générations sinisées et assimilées.
Aujourd’hui, l’Iran, qui a perdu un peu de territoire à l’Ouest comme à l’Est, reste indestructible sur le plan national – bien que près de la moitié de la population n’est pas persane.
Vous voyez l’Inde faire partie des cinq puissances majeures avant la fin de la décennie…
Qui eut pensé en 1914 qu’un peu plus d’un siècle plus tard, ce pays-continent tenu par quelque 150 000 soldats britanniques serait plus puissant que la Grande-Bretagne et que le Premier ministre britannique serait d’origine indienne ?
Il est hautement probable que l’Inde va très bientôt figurer parmi les cinq premiers pays du monde. Son développement au cours des deux ou trois dernières décennies a été imposant et tout récemment, l’effort militaire et maritime pour pleinement prendre la première place régionale – Chine exceptée – a été couronné de succès. Une part du nationalisme indien a été dirigé sans difficulté contre les musulmans « coupables » d’avoir subjugué une grande partie de l’Inde durant un demi-millénaire – le sud tamoul excepté. Sans bénéficier d’une population aussi efficace au travail que celle de la Chine, les Indiens ont fait montre de grandes capacités technologiques et de créativité. Reste évidemment à savoir s’ils n’auront pas de handicap écologique, mais, à cet égard, qui est certain d’en être exempt ?
Comment le monde occidental est-il passé de l’hégémonie au déclin ?
Je dirai que l’Occident est passé de l’hégémonie au déclin insensiblement pour le grand public. L’hégémonie occidentale – surtout américaine – est totale en l’an 2000. Or des signes d’affaiblissement sont déjà largement apparus. Le Japon, par exemple, au cours de la Seconde Guerre mondiale bat militairement les Américains aux Philippines, les Britanniques à Singapour, en Malaisie et en Birmanie, les Néerlandais à Java, les Français en Indochine, mettant à mal le mythe datant du XIXe siècle de la supériorité de « l’homme blanc ». L’Asie orientale est déjà perdue : Inde en 1947, Chine en 1949, Indonésie en 1949. La guerre de Corée est tout juste un demi-succès pour la toute puissante Amérique tenue en échec par la Corée du Nord et une Chine à peine indépendante.
Enfin, les Français, qui avaient refusé de négocier avec Hô Chi Minh, sont magistralement battus à Diên Biên Phu en 1954. Les Américains qui prennent au Vietnam leur relais dès 1955 doivent finalement intervenir en force en 1965 pour finalement ne pas réussir à vaincre la résistance et se retirer en 1973 après avoir perdu 58000 hommes. En 1975, les Nord-Vietnamiens s’emparent de Saïgon.
Par la suite, la seule victoire notable du côté américain est en 1991 après l’annexion irakienne du Koweït par Saddam Hussein. Il faut absolument signaler un changement considérable : l’apparition de la « guerre zéro mort » – pour un camp seulement. La coalition dirigée par les États-Unis ne perd qu’environ 300 soldats (dont certains par « feu amical »), tandis que le chiffre des pertes militaires irakiennes ne sera jamais publié, les services britanniques avançant l’estimation de 70 000. Les opinions publiques auraient été choquées par la disproportion des pertes.
Les États-Unis n’ont pas réussi à juguler les guerres irrégulières d’Irak ni celle d’Afghanistan malgré vingt années de présence. Certes leurs pertes militaires sont restées très modestes – environ 4500 en Irak et 2500 en Afghanistan. C’est très peu comparé aux dégâts « collatéraux » provoqués parmi les populations locales.
Le départ américain d’Afghanistan le 15 août 2021 a été pathétique. Mais grâce à l’erreur d’estimation grave de Vladimir Poutine, Washington a réussi à présenter un autre visage durant le conflit ukrainien.
Vous pensez que ce sont les opinions publiques des États démocratiques qui vont décider de la durée de la guerre en Ukraine…
Je crois que les opinions publiques des États-Unis et d’Europe vont peser très fortement pour l’arrêt de la guerre en Ukraine.
En Europe déjà les fissures sont apparentes et vont bientôt se creuser dans la mesure où nous n’avons matériellement rien à gagner à ce conflit, au contraire – inflation, coût des hydrocarbures. Le sabotage du Nord Stream (probablement exécutée par les États-Unis, car cela ne profite pas aux Russes) pèse très fortement sur l’Allemagne et d’autres États.
L’opinion publique américaine est le théâtre d’une guerre civile qui va sans doute profiter aux républicains et affaiblir les démocrates. Tout se jouera cette fin d’hiver autour d’une négociation et non d’une victoire militaire plus qu’improbable.
Après tout, l’Ukraine a assuré son indépendance et quoiqu’en dise les représentants ukrainiens, ils ne récupèreront pas tout ce qu’ils avaient avant la guerre, et certainement pas la Crimée. Quant à Poutine, il a perdu, mais dispose encore de la possibilité de sauver la face. Cela vaut mieux que la montée aux extrêmes auxquels certains semblent pousser.