L'édito de Pascal Boniface

Guerre en Ukraine : l’ADN stratégique français en question

Édito
11 juillet 2022
Le point de vue de Pascal Boniface


 

La guerre en Ukraine a des conséquences stratégiques à l’échelle internationale, elle en a également des spécifiques et importantes pour la France.

La guerre a un lourd impact sur ce qui a été l’ADN géopolitique de la France depuis au moins le début de la Cinquième République. Il a toujours été important pour la France d’entretenir de bonnes relations avec Moscou –  capitale de l’Union soviétique ou de la Russie – pour s’assurer des marges de manœuvre et élargir  le champ d’action de la France, notamment à l’égard de Washington. Cette spécificité est désormais en sommeil profond. La France ne peut plus, tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir, avoir des relations nourries et autonomes avec la Russie. Cela serait considéré comme une trahison par les membres de l’OTAN. Et de toute façon, Paris ne souhaite plus avoir des relations spécifiques avec un pays qui s’est lancé dans une agression armée et qui commet des crimes de guerre.

La France a par ailleurs toujours plaidé pour l’autonomie stratégique européenne, un volet important de la politique étrangère de De Gaulle repris par Mitterrand et ses successeurs. Cette perspective semble aujourd’hui inatteignable, pour le moins à court terme. Si Emmanuel Macron déclarait en novembre 2019 que l’OTAN était en état de mort cérébrale, c’est désormais l’autonomie stratégique européenne qui est en état de mort cérébrale. Plaider pour cela risquerait d’être contraire à la nécessaire solidarité occidentale. Et c’est désormais l’OTAN qui revit. Elle n’a jamais été aussi puissante et unie. Vladimir Poutine par sa décision de lancer une guerre en Ukraine, a réveillé un organisme dont on en venait à interroger la pertinence.

La présence américaine en Europe n’a jamais été aussi incontestée et aussi demandée. La grande majorité des pays européens ont annoncé une augmentation de leurs dépenses militaires pour, notamment, acquérir du matériel militaire aux États-Unis au détriment du développement de matériel européen. La Suède et la Finlande, les deux pays neutres – depuis plus de 200 ans pour la Suède et depuis 77 ans pour la Finlande – qui n’avaient pas jugé nécessaire de rejoindre l’OTAN lorsque Staline était au pouvoir, estiment qu’il est indispensable d’y procéder face à la menace que représente Vladimir Poutine. Ils ont même, pour accélérer leur intégration, accepté des mesures imposées par la Turquie à propos de la question kurde. Aucun pays européen n’estime désormais pouvoir se passer de l’aide américaine pour se protéger de la menace russe.

Sur cette dépendance stratégique et militaire à l’égard de Washington, vient se greffer une dépendance énergétique. L’Europe s’était tournée vers la Russie pour ne pas dépendre du golfe arabo-persique, trop aléatoire stratégiquement. Désormais elle va donc se tourner vers les Etats-Unis, dont elle obtiendra des matières premières plus polluantes et plus chères. La compétitivité de l’Allemagne sera impactée par l’augmentation du prix de l’énergie, son modèle économique étant largement dépendant de l’énergie bon marché importée par gazoduc depuis la Russie.

Dans ce contexte, que peut faire la France ?

Elle pourrait, face à la perte de ses marges de manœuvre, se conformer à ce nouveau schéma et ainsi tenter de prendre le rôle de la Grande-Bretagne, se faisant le meilleur allié des États-Unis. Certains en France défendent cette ligne depuis plusieurs années déjà.

Mais la France pourrait aussi au contraire se dire qu’il ne s’agit que d’un moment dans l’histoire et qu’il ne faut pas injurier l’avenir. L’ADN stratégique de la France pourrait retrouver une nouvelle vigueur. L’OTAN, bien que déclarée morte il y a trois ans a retrouvé une nouvelle vigueur. Ce qui est important pour la France, c’est avant tout de pouvoir préserver ses marges de manœuvre. Pour cela, il faut protéger l’industrie militaire française, les États-Unis cherchant dans ce secteur à écraser leur concurrence, même chez leurs alliés. L’idée d’une industrie militaire européenne, appuyée notamment sur l’industrie française, l’un de ses piliers, n’est, et depuis longtemps, pas tout à fait à leur goût.

Il est par ailleurs nécessaire de garder en tête que la France n’est pas qu’un pays occidental et que nous devons toujours plaider pour le multilatéralisme, ce que ne font pas toujours les États-Unis. Il est indispensable de préserver l’idée que ce n’est pas le monde occidental contre tout le reste, une dérive à laquelle l’OTAN et certains de ses membres semblent parfois se laisser aller. Il faut prendre conscience que le reste du monde ne pense pas comme l’Occident et que ce dernier n’est plus seul à la manœuvre, comme auparavant. L’OTAN semble parfois vouloir recréer une sorte de leadership au niveau mondial sur l’argument de la défense face à la Russie ou à la Chine. Il est douteux que les Etats africains, asiatiques, latino-américains suivent les Occidentaux dans cette démarche. C’est bien là qu’apparaît le rôle spécifique que peut jouer la France, celui de défenseur du multilatéralisme, en étant un pays certes occidental, mais qui ne peut pas se résumer au fait d’être un pays occidental. Et c’est un rôle que la France peut jouer, elle qui a souvent brillé dans le monde et qui a toujours eu un poids supérieur au sien sur la scène internationale. Il s’agit en ce sens de développer les relations de la France avec les pays non occidentaux, même s’ils ne partagent pas et peut-être surtout s’ils ne partagent pas la position occidentale sur la Russie. La France ne peut être enfermée dans un camp occidental qui, bien que puissant, n’a plus le monopole de cette puissance. Ce camp occidental est par ailleurs mis face à ses contradictions, puisque condamnant par des sanctions des interventions illégales auxquelles il s’est parfois lui-même livré il n’y a pas si longtemps.

La France doit être à l’écoute des pays non occidentaux si elle veut continuer à avoir un rôle spécifique et une fois encore, peser un plus que son poids. Dans une tradition constante de la Cinquième République, être porteur d’intérêts réellement universels et collectifs et pas d’intérêts purement occidentaux a toujours été l’objectif de la France. Il ne faut pas confondre la communauté occidentale et la communauté internationale, comme le font trop souvent certains pays occidentaux. Il y a là toujours un rôle spécifique à jouer pour la France pour empêcher la situation d’aboutir à une opposition entre le monde occidental et le reste du monde dont il n’est pas certain que l’Occident sorte vainqueur

Le monde occidental aurait fort peu à gagner à, consciemment ou inconsciemment, faire en sorte que cette nouvelle division s’impose dans le monde.
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