L'édito de Pascal Boniface

« Pierre Le Grand – La Russie et le monde » – 3 questions à Thierry Sarmant

Édito
5 juin 2020
Le point de vue de Pascal Boniface
Archiviste et historien français, Thierry Sarmant répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Pierre Le Grand – La Russie et le monde » aux éditions Perrin.

1/ Vous estimez que Pierre le Grand est le premier monarque de l’histoire à penser sur une échelle véritablement mondiale, pourquoi ?

Pour penser sur une échelle mondiale, encore faut-il que la catégorie « monde » existe aux yeux de l’intéressé. Dès son enfance, Pierre Ier a disposé de globes terrestres et d’atlas – chose alors peu courante. Dès sa jeunesse, lors de son premier voyage en Occident (1697-1698), il s’est interrogé sur les zones du globe non encore cartographiées de son temps : en l’occurrence la région située entre la Sibérie et l’Amérique du Nord. On ignorait alors s’il existait une liaison terrestre entre Asie et Amérique ou si un détroit les séparait. A la fin de son règne, Pierre a lancé l’expédition qui a réglé la question : celle de Vitus Béring, qui devait donner son nom au détroit du même nom. Il a également fait explorer et cartographier les zones côtières situées à l’est de la mer Caspienne, dans la perspective de l’ouverture de routes commerciales en direction de la Perse et de l’Inde. Peu de temps avant sa mort, il a même envoyé une mission d’exploration maritime vers Madagascar !

Si l’on ajoute que le tsar lui-même a voyagé ou guerroyé de la mer Blanche à la mer Noire, de la Baltique à la Caspienne, qu’il a visité l’Allemagne, la Hollande, le Danemark, l’Angleterre, la France et la Perse, on peut dire que, par son expérience personnelle comme par ses projets (aboutis ou non), il représente un cas absolument sans équivalent avant lui et jusqu’à lui de monarque « géopolitique ».

 

2/ On fait souvent un parallèle entre Pierre le Grand et Vladimir Poutine. En quoi est-ce justifié ? En quoi est-ce abusif ?

Vladimir Poutine est originaire de Saint-Pétersbourg, la figure de Pierre le Grand ne peut que lui être familière et la comparaison doit lui être agréable. Le président russe s’inscrit dans la lignée de figures d’autorité dont Pierre fait partie et à laquelle le nationalisme russe se réfère plus ou moins suivant les époques : Alexandre Nevski, Ivan le Terrible, Catherine II, Nicolas Ier, Alexandre III, Staline… Mais le parallèle trouve très vite ses limites : tandis que Pierre a été un réformateur radical – « Sous la pourpre impériale, perçait toujours le révolutionnaire », écrit même Alexandre Herzen -, Poutine apparaît plutôt comme le conservateur et le restaurateur d’un ordre ancien, habité par la nostalgie de la superpuissance soviétique. Pierre, lui, se voulait novateur, en rupture avec le passé immédiat de la Russie.

 

3/ L’historien russe Anissimov, lui, estime que Pierre Le Grand est le véritable ancêtre de Staline. Qu’en pensez-vous ?

 

La filiation est un peu trop lointaine et indirecte pour être tout à fait pertinente. Elle n’en est pas moins venue aux contemporains de Staline, qui ont très vite réhabilité la figure de Pierre – à la différence des autres tsars – pour en faire un préfigurateur ou un double du Guide…

L’historien peut reconnaître quelques éléments proto-totalitaires dans les mesures prises par Ivan le Terrible ou Pierre le Grand : concentration despotique du pouvoir, recours à la violence extrême, transformations radicales de l’Etat et de la société. La différence avec les régimes modernes tient aux possibilités de mise en œuvre : avant le chemin de fer, le télégraphe et l’électricité, avant le développement d’un puissant appareil d’Etat bureaucratique, les capacités d’action réelles d’un souverain sur un territoire immense et une population dispersée tels que ceux de la Russie demeuraient nécessairement limitées. L’Etat pétrovien était peut-être tout-puissant à Moscou et Pétersbourg, mais son influence réelle s’effilochait à mesure que l’on progressait vers les marges – Sibérie, steppe cosaque. Le progrès a fourni aux pouvoirs modernes les moyens d’une emprise dont Pierre ne pouvait que rêver sans encore l’atteindre.

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