L'édito de Pascal Boniface

Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale – Trois questions à Sébastien Abis

Édito
1 juillet 2015
Le point de vue de Pascal Boniface
Sébastien Abis est chercheur associé à l’IRIS, administrateur au CIHEAM. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale, Editions IRIS/Armand Colin, 2015.

N’est-ce pas excessif de parler de « géopolitique » du blé ?
L’agriculture est depuis toujours géopolitique. Elle façonne les espaces et les territoires. Sa fonction première – nourrir les hommes – détermine fortement la stabilité et le développement d’une société ou d’une nation. C’était vrai hier, cela le reste aujourd’hui et pourrait même s’accentuer encore à l’avenir vu les tensions alimentaires mondiales qui s’accroissent. Comment nourrir sa famille ? Comment nourrir sa population ? Comment nourrir le monde ? Autant de défis quotidiens, de soucis incessants, d’obsessions invariables dans l’espace et le temps. Nul être humain, nulle civilisation, nul gouvernement n’y échappe. Il s’agit peut-être du plus ancien et complexe des enjeux géopolitiques et qui ne saurait échapper aux écrans radars médiatiques et à l’analyse stratégique. D’ailleurs, dans de nombreux pays de la planète, ce pilier fondamental n’est jamais oublié. L’insécurité alimentaire reste par ailleurs l’une des premières conséquences des conflits et des violences territoriales. Posséder de l’eau, de la terre et, par conséquent, des produits alimentaires constitue un privilège croissant, envié par tous ceux qui n’en disposent pas ou ne peuvent y avoir accès. Ces tensions amplifient déjà le risque de conflits locaux au sein des territoires. Elles peuvent également engendrer de sérieuses déstabilisations à l’échelle des relations internationales. Alors que l’agriculture et l’alimentation doivent aussi s’analyser selon des grilles qui empruntent aux rapports de pouvoir et aux stratégies de puissance, alors que l’eau et la terre aiguisent les rivalités et que l’accès aux ressources rares reste un facteur conflictuel, les céréales – et le blé tout particulièrement – illustrent une géopolitique des matières premières vitales pour l’homme et indispensables pour la stabilité du monde. Il n’est donc pas exagéré de parler de « géopolitique du blé ». Ce qui serait excessif, c’est de prétendre décrypter la situation géopolitique mondiale (passé, présente ou future) en occultant les enjeux alimentaires. Ce ne sont pas les seuls déterminants, bien entendu, mais trop souvent, ils sont oubliés ou insuffisamment considérés. C’est sans nul doute une erreur.

Quel type de gouvernance mondiale de ce produit pourrait être envisagé ?
Il sera toujours difficile d’ajuster l’offre et la demande. Tendre à la perfection est tout simplement impossible quand il s’agit des produits agricoles compte tenu de l’invariant stratégique des incertitudes climatiques. En revanche, la dynamique intrinsèque des marchés céréaliers permet de rapprocher au plus près les deux faces d’une seule et même pièce : une planète entière à nourrir et sans distinction, mais des sociétés et des individus terriblement inégaux entre eux. La volatilité des prix des céréales n’est pas nouvelle en revanche. Dans les faits, le commerce agricole ne répond pas à des règles équitables, ni entre Nations, ni entre agriculteurs ni entre consommateurs. Seuls les intérêts prédominent dans les rapports liés à la sécurité ou à l’économie, secteurs où les divergences sont trop nombreuses pour obtenir des consensus dans un monde devenu multipolaire. Alors que le multilatéralisme n’a jamais été autant nécessaire, il semble inopérant sur ces questions pourtant vitales de la sécurité alimentaire. Le développement de règles communes bute sur des divergences de vue entre acteurs, États riches contre pauvres, économies occidentales contre émergentes, sans oublier le poids d’un secteur privé dont le rôle est essentiel – et parfois controversé – pour les échanges de blé sur la planète. En outre, si les attributs de la puissance évoluent, les ressources naturelles et les matières premières demeurent des piliers déterminants pour exprimer du pouvoir ou pour révéler, au contraire, une vulnérabilité. L’influence que peut exercer un pays dans le système de l’économie mondiale est proportionnelle aux ressources détenues et produites. Rares sont les pays qui produisent assez pour à la fois subvenir à leurs besoins domestiques et libérer des surplus à l’exportation. De plus en plus nombreux seront les États incapables d’atteindre l’autosuffisance en blé. Ils rejoindront le contingent déjà important de pays dont les importations de céréales sont structurelles. Le commerce des grains augmentera au cours de ce siècle. Celui du blé mérite une attention toute particulière car les millions de tonnes échangées sont essentiellement destinées à répondre à la demande humaine. La question reste de savoir dans quelles conditions géoéconomiques, sociopolitiques et stratégiques ce commerce, cette consommation et cette production de blé vont se réaliser. Enfin, force est aussi de constater que cette question de la gouvernance mondiale, théoriquement souhaitable, demeure toutefois difficile pour une raison simple : que faut-il gouverner au juste ? Le blé n’est pas un produit qu’il est possible de réguler en jouant simplement sur l’offre et la demande. Le facteur météorologique est en effet central, avec des conséquences évidentes sur les marchés et ne peut par principe pas être maîtrisé.

En quoi le blé est-il un atout stratégique pour la France ?
La France traverse une séquence particulière dans laquelle il lui faut à la fois redresser ses secteurs productifs, maintenir ses forces économiques compétitives et faire évoluer les logiciels de sa diplomatie. En somme, quels sont les secteurs dans lesquels la France reste une puisse-repère pour reprendre l’expression du Président de la République François Hollande, ou pour donner de l’écho aux paroles du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, sur quoi le pays peut-il s’appuyer pour construire son indépendance et son influence ? Dans ce contexte et avec ces interrogations, il parait difficile de ne pas regarder les atouts en blé de la France. Elle est une grande puissance agricole et un acteur de premier plan sur la planète blé : 5ème pays producteur et 3ème exportateur du monde. Près de 10% de la superficie métropolitaine française est couverte en blé. Environ 500 000 emplois directs et indirects sont générés en France par la filière céréalière. En 2014, l’exportation de céréales s’est élevée à 9,5 milliards d’euros, le blé étant la céréale phare de cette France agricole performante dans la mondialisation. Un hectare de blé sur cinq cultivé en France se retrouve consommé par les populations du Sud de la Méditerranée, qui captent deux-tiers des exportations françaises de blé en dehors de l’UE. En assumant ce statut de puissance en blé, elle doit aussi prendre ses responsabilités et construire sa puissance globale en misant peut-être davantage sur cette céréale. À l’heure où la diplomatie économique devient un instrument au service de la compétitivité et de l’influence de la France dans le monde, il serait regrettable de ne pas intégrer le blé parmi les produits emblématiques de ce dispositif ambitieux. Grâce au blé, production nationale non délocalisable, la France participe activement aux dynamiques de la mondialisation. Le commerce de grains, bon pour l’économie française, est également nécessaire pour contribuer aux équilibres alimentaires de nombreux pays, notamment ceux situés dans le Bassin méditerranéen, pôle dominant sur la carte des importateurs de blé du Globe. Le blé ne serait-il donc pas un excellent ambassadeur d’une diplomatie économique à la française, capable de conjuguer performances commerciales, coopérations techniques/scientifiques (avec en prime du concret pour la francophonie !) et responsabilités géopolitiques ?
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