05.12.2024
« Je vous écris d’Alep. Au cœur de la Syrie en révolution », questions à Jean-Pierre Filiu
Édito
29 octobre 2013
Jean-Pierre Filiu a fait un premier séjour à Alep en 1980. Il était numéro deux de l’ambassade de France dans les années 90 et y est retourné régulièrement depuis, y compris depuis le déclenchement de la révolution. Il a quitté la diplomatie pour devenir Professeur des universités à Sciences Po. C’est le récit de son séjour en juillet 2013 à Alep qu’il raconte dans son dernier ouvrage Je vous écris d’Alep. Au cœur de la Syrie en révolution (Editions Denoel, 2013). Il écrit que la rhétorique militante oppose depuis longtemps les profiteurs de la révolution des grands hôtels aux combattants de la révolution des tranchées. Il a pour le coup prouvé dans ce livre être un « universitaire des tranchées ». Refusant, contrairement à certains de ses collègues, de se mettre personnellement en scène, il veut raconter la vie quotidienne d’Alep.
Vous écrivez que l’on vit mieux dans les zones révolutionnaires que dans les zones tenues par le gouvernement. Comment l’expliquer ?
Il est certain que les zones contrôlées par les forces révolutionnaires d’Alep depuis plus d’un an sont la cible quotidienne des francs-tireurs du gouvernement et de ses bombardements, par l’artillerie ou l’aviation, voire par les missiles balistiques SCUD. Le paradoxe est pourtant que, malgré cette omniprésence de la mort qui guette, la vie quotidienne est moins difficile pour le million de femmes et d’hommes qui vivent dans la partie dite « libérée » d’Alep (à l’Est) que pour le million de leurs compatriotes qui vivent en secteur « loyaliste » (à l’Ouest). Cela est d’abord dû à la proximité de la frontière turque, qui permet un approvisionnement régulier de population de la zone « révolutionnaire », alors que le secteur « gouvernemental » donne une priorité absolue à l’alimentation des forces loyalistes, ainsi que des contingents iraniens et libanais qui combattent à ses côtés. J’ai ainsi assisté, à la veille de Ramadan, à des passages massifs, malgré les dangers, de civils rapportant des biens de consommation qui coûtent cinq à dix fois moins cher à l’Est qu’à l’Ouest. Par ailleurs, les comités révolutionnaires ont mis en place, en dépit des conditions extrêmes de sécurité, des services de base, notamment dans la santé, bien moins onéreux à l’Est qu’à l’Ouest.
Vous soulignez que les souffrances de la répression ont accentué une religiosité populaire à fleur de peau, mais pour autant vous estimez que les djihadistes sont très minoritaires.
La population des zones « révolutionnaires » est en effet tenaillée par un profond sentiment de solitude et d’abandon. Elle ne comprend pas que le monde extérieur ne comprenne pas la tragédie qu’elle traverse. Les seuls humanitaires qu’elles voient à ses côtés sont pratiquement tous des représentants d’ONG islamiques et les combattants attendent toujours les armes que les puissances occidentales leur ont maintes fois promises. La foi devient un refuge naturel face à l’intensité de ses épreuves. Mais un slogan à mon sens très laïc barre l’entrée de la mairie révolutionnaire d’Alep : « La légitimité est au peuple et la religion à Dieu ». Et les jihadistes sont ressentis comme des étrangers, qui veulent de surcroît imposer brutalement leur stricte interprétation de l’Islam, au mépris des sensibilités locales. Les tensions sont très fortes entre les groupes jihadistes, qui comptent moins d’un millier d’hommes dans Alep, et les différentes unités de l’Armée syrienne libre, dix fois plus nombreuses. Elles ont d’ailleurs dégénéré récemment dans des affrontements qui ont fait des dizaines de victimes.
Vous écrivez que les révolutionnaires ont déjà tué le despote dans leur cœur en y tuant la peur qu’il inspirait. Mais Bachar Al-Assad n’est-il pas en train de gagner militairement et diplomatiquement la partie ?
La population d’Alep dite « libérée » vit depuis plus d’un an sans l’oppression quotidienne de la dictature. Et elle critique vivement, dans son propre camp, les exactions miliciennes et les privilèges des petits chefs, qui lui rappellent trop l’ancien régime. C’est en cela que le processus révolutionnaire est largement irréversible. Regardez les « victoires » dont se targue Assad, ce sont des champs de ruines à Qussayr, à Homs ou dans certaines banlieues de Damas, qu’il aurait été incapable de reconquérir sans le soutien décisif de l’Iran et du Hezbollah. C’est pourquoi d’ailleurs il n’a pas reculé devant l’emploi massif des armes chimiques, en août dernier, pour vider ces banlieues intraitables de leur population. En revanche, sur le plan diplomatique, la reculade américaine a ouvert un boulevard à la propagande d’Etat syrienne, relayée, entre autres, par Moscou. Plutôt que de s’épuiser à organiser, à Genève ou ailleurs, des conférences sans lendemain, il vaudrait bien mieux se concentrer sur le sort des millions de Syriennes et de Syriens qui se préparent à passer un nouvel hiver atroce. Alep pourrait être un laboratoire de la collaboration, sous l’égide de l’ONU, entre les secteurs Est et Ouest, pour favoriser la confiance mutuelle, et ainsi préparer une transition qui aurait enfin de la substance.