L'édito de Pascal Boniface

Kishore Mahbubani : la Chine a gagné

Édito
20 mai 2020
Le point de vue de Pascal Boniface
Kishore Mahbubani est singapourien. Mais contrairement à la très grande majorité de ses compatriotes, il n’est pas d’origine chinoise. Il est Sindhi Hindou, une population hindoue originaire du Pakistan. En 1947, ses parents ont fui les persécutions qui ont accompagné la partition entre l’Inde et le Pakistan pour se réfugier à Singapour où il est né, en 1948. Il a été diplomate, notamment aux Nations Unies. Il est maintenant professeur à l’Université. C’est l’un des commentateurs les plus influents de la vie internationale.

Dans son ouvrage Has China Won ? Kishore Mahbubani nous explique que, dans la compétition que se livrent la Chine et les États-Unis, même si ces derniers sont toujours en tête, la Chine marque plus de points parce qu’elle fait moins d’erreurs que son rival outre-Pacifique. Pendant la guerre froide, l’Union soviétique est parvenue à atteindre, au mieux, 40% du PIB des États-Unis. Aujourd’hui la Chine est déjà à 60% et l’écart se resserre constamment.

Pour Kishore Mahbubani, la principale erreur de la Chine est de fermer son marché et de ne pas appliquer réellement les règles du commerce international. Depuis son entrée à l’OMC en 2001, la Chine a décuplé son PIB. Elle ne peut donc plus réclamer la protection similaire à celle d’un pays en voie de développement dont elle bénéficiait lors de son adhésion. Selon Kishore Mahbubani, le fait d’exercer des barrières non tarifaires et de ne pas respecter la propriété intellectuelle prive également la chine de soutien à l’étranger. Enfin, il note que la Chine ne doit pas sous-estimer les États-Unis, toujours capables de rebonds.

Cela étant, les États-Unis sont eux-mêmes coupables de nombreuses erreurs, selon Mahbubani. Pour l’auteur singapourien, ils devraient arbitrer entre le désir de faciliter la vie des 330 millions d’Américains et le fait de vouloir conserver la suprématie mondiale. Ces deux objectifs sont selon lui incompatibles car cela amène Washington à augmenter ses dépenses militaires de façon exponentielle alors que la Chine ne tombe pas dans ce piège. Elle a en effet compris que l’Union soviétique avait implosé en voulant suivre les États-Unis et ne veut pas commettre cette erreur. L’augmentation constante des dépenses militaires américaines est une erreur parce, selon Kishore Mahbubani, ce n’est pas par des moyens militaires que la rivalité entre Pékin et Washington se règlera. Une guerre conduirait à la destruction mutuelle des deux pays. C’est donc bien par la voie diplomatique que le conflit trouvera une solution. Dès lors, à quoi bon détenir plusieurs milliers d’armes nucléaires pour les États-Unis ? Les quelques centaines que possède la Chine suffisent à dissuader ces derniers. Un porte-avion américain coûte 13 milliards de dollars. L’ancien diplomate singapourien met en avant le fait que pour quelques centaines de milliers de dollars, le missile DF-26 peut le détruire.

Kishore Mahbubani est aussi très critique concernant le système diplomatique américain. Puisque c’est au niveau diplomatique que la compétition se joue, le fait d’engager dans les ambassades américaines les plus importantes des amis du pouvoir, ayant contribué financièrement à la campagne électorale, prive les talents de la diplomatie américaine de véritables postes. L’horizon est obscurci pour les diplomates américains qui ne peuvent rêver que de postes secondaires pendant que des amis du pouvoir sont nommés aux postes les plus prestigieux. Finalement, la diplomatie américaine souffre de ce système. Kishore Mahbubani estime qu’en misant tout sur le critère militaire, les États-Unis se comportent aujourd’hui comme l’Union soviétique au temps de la guerre froide et, en s’épuisant, donnent un avantage compétitif à la Chine qui, pour sa part, se conduit comme les États-Unis du temps de la guerre froide.

Le constat est le même au niveau diplomatique. La politique chinoise s’appuie sur les institutions internationales alors que Trump veut les détruire. Selon Kishore Mahbubani, la Chine est majoritaire à l’assemblée générale des Nations Unies alors que les États-Unis sont désormais beaucoup plus isolés.

Certes il y a l’argument démocratique. Les États-Unis sont une démocratie tandis que la Chine ne l’est pas. Là aussi Kishore Mahbubani vient prendre à rebours cet argument avec des arguments propres à un non-occidental. Il fait remarque d’abord qu’alors que la population chinoise est quatre fois plus importante que la population américaine, il y a 2 200 000 prisonniers aux États-Unis alors qu’il n’y en a que 1 600 000 en Chine. Il note aussi que s’il y avait une démocratie en Chine, le peuple élirait plutôt un leader agressif comme Trump et non pas un leader démocratique comme Obama.

Sa critique la plus fondamentale de la démocratie américaine concerne le mode de financement. L’auteur explique que les États-Unis ont une loi anticorruption pour l’étranger, le Foreign Corrupt Practicies Act. Cette loi stipule que si l’on verse de l’argent à des décideurs étrangers pour influencer leurs décisions, de lourdes pénalités sont infligées. Il explique qu’en réalité, depuis la fin de la limitation des dépenses électorales pour les campagnes, décidée par la Cour Suprême en 2010, on permet aux États-Unis ce que l’on interdit à l’étranger. Finalement toutes les donations, faites par les contributeurs, viennent influencer les décisions politiques et le poids de l’argent limite la démocratie américaine.

Toujours provocateur, Kishore Mahbubani affirme que la Chine n’est pas expansionniste. Lorsque l’Angleterre l’a conquise, l’Australie était à 90 jours de mer. La Chine n’était qu’à 30 jours et n’a pourtant pas essayé de conquérir les terres australiennes. Par ailleurs, il souligne que la Chine ne rendra évidemment jamais le Tibet et le Xinjiang, mais les États-Unis ne rendront pas non plus le Texas et la Californie. En fait, le PCC est ancré dans la civilisation chinoise plus que dans le marxisme-léninisme. Et depuis 2 000 ans, jamais les Chinois n’ont été aussi heureux que lors des 30 dernières années.

L’universitaire singapourien cite Kissinger qui met en avant le fait que les Chinois jouent plutôt au jeu de go où il faut patiemment encercler un adversaire, alors que les Occidentaux préfèrent le jeu d’échecs où il faut conquérir le roi le plus vite possible.

Enfin, le problème majeur est que le seul élément de consensus aux États-Unis est finalement l’opposition au péril jaune. J. Biden et D. Trump sont d’accord là-dessus et même George Soros, qui a financé très largement des campagnes pour tenter d’empêcher l’élection de Donald Trump, approuve sa politique antichinoise. Ce consensus aux États-Unis à propos de la lutte contre la montée en puissance de la Chine paraît extrêmement dangereux pour Kishore Mahbubani, qui estime que les Américains feraient mieux de chercher à conserver un niveau de vie et le bien-être de leur population plutôt que de lutter pour cette suprématie. Il considère que jamais, dans l’histoire doublement millénaire de la Chine, les Chinois n’ont été aussi heureux et même, dit-il, jamais aussi libres. Finalement, ils jouissent d’une certaine liberté, ils peuvent par exemple voyager à l’étranger. Bien sûr, ils donnent la priorité à la lutte contre le chaos. En Chine, l’ordre et la sécurité priment la liberté telle qu’elle est conçue dans le monde occidental.

 

Un livre très stimulant, qui nourrit le débat par l’originalité et la vigueur de ses arguments.
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