L'édito de Pascal Boniface

« Diplomate pour quoi faire ? » – 4 questions à Jérôme Bonnafont

Édito
25 octobre 2022
Le point de vue de Pascal Boniface
Ancien Ambassadeur de France en Inde et en Espagne, puis Directeur du département Afrique du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay, Jérôme Bonnafont est désormais Représentant permanent de la France auprès des Nations Unies à Genève. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Diplomate, pour quoi faire ? » aux éditions Odile Jacob. 

Vous écrivez qu’avant le XXe siècle, les diplomates, fussent-ils de pays différents, appartenaient au même monde…

Je trouve très juste que vous commenciez par cette question car elle est au cœur du rapport entre le diplomate et son temps. Le métier a énormément évolué au fil des siècles et il est passionnant d’en observer les mutations en même temps que la permanence. Je me suis d’ailleurs permis d’emprunter à Raymond Aron, en conclusion du livre, un titre à cet égard, sa belle formule « Immuable et changeante ».

L’immuable : les diplomates sont à travers le monde la projection de leur pays à un moment donné. Et comme ils travaillent avant tout sur des questions qui appartiennent au monde de la politique et des affaires publiques, il leur faut être parfaitement à l’aise avec ce monde dans leur pays – et savoir l’être aussi dans ceux où on les envoie. D’où ce mélange de maîtrise des codes et de décalage caractéristique de leur tempérament. Car, en même temps qu’il est conforme, le diplomate doit impérativement être animé par la curiosité du monde. D’où aussi le fait que les diplomates d’Ancien Régime étaient le plus souvent des nobles, d’épée ou de robe ; que les révolutions amènent un bouleversement radical des styles des diplomates aussi, voyez ceux de l’époque soviétique, ceux de la Chine populaire, ceux de la République islamique d’Iran ; et que les codes en vigueur dans le monde diplomatique sont ceux qui prévalent au sommet de l’État.

Changeante : il faut regarder comment, entre 1870 et le milieu du XXe siècle, le corps diplomatique français s’est progressivement démocratisé. Au début, ce sont surtout des aristocrates. Et peu à peu émergent de nouvelles figures, ces élites qui construisent la République et sont souvent issues de milieux modestes. On cite par exemple Camille Barrère, fils d’un instituteur proscrit en 1851 qui, ambassadeur à Rome de 1897 à 1924, permit que l’Italie rejoigne la France et non l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. On pense aussi à Claudel ou Giraudoux, tous deux exemples de ce qu’on a coutume d’appeler la méritocratie républicaine. L’école de la République et une politique vigoureuse de promotion d’autres profils ont permis ainsi de passer d’un corps dont l’annuaire ressemblait au Bottin mondain à un corps qui reflétait de plus en plus les valeurs de la République.

Mais vous déplorez aujourd’hui que « la diplomatie [ne soit] pas spontanément embarrassée par son uniformité » …

C’est une réflexion qui touche en fait plus généralement l’accès aux responsabilités dans nos sociétés : cela fait longtemps que l’on constate que nos systèmes de formation ont du mal à faire monter assez d’enfants dont les parents n’ont pas fait d’études très qualifiées. Je suis cependant convaincu qu’il n’y a pas de fatalité dans ce domaine, il y faut du volontarisme et de la constance, les exemples sont nombreux à cet égard : nous multiplions les initiatives pour mieux faire connaitre les parcours et les métiers diplomatiques à des jeunes qui ne les connaissent pas spontanément et les convaincre qu’ils y ont leur place.

Au Quai d’Orsay, l’affaire est prise au sérieux. Depuis quelques années, on pousse les feux. Nous avons mis des décennies à accomplir la parité femmes/hommes, nous y sommes presque, voyez notre ministre, notre secrétaire générale, nos ambassadrices dans toutes sortes de pays et, surtout, le fait que désormais autant de jeunes femmes que de jeunes hommes passent les concours. Nous voulons maintenant que l’arrivée de jeunes gens issus de milieux éloignés des cercles parisiens ou portant des noms qui ne sont pas de souche européenne ne soit plus anecdotique, mais l’effet d’un effort systématique.

Il le faut pour deux raisons : la première, c’est qu’il est important que les responsables soient le reflet de la société et que l’égalité des chances ne soit pas un vain mot. Il y va de la cohésion de notre pays. La deuxième, c’est qu’un pays qui sait refléter dans son appareil diplomatique la diversité de sa population et démontrer sa volonté d’inclusion donne au monde une image forte, moderne et séduisante. À l’heure où l’un des défis pour la France est l’adaptation aux profondes mutations qui se jouent en Afrique, dans le monde arabe, en Asie, disposer de milliers de jeunes dont les familles viennent de ces pays constitue un remarquable atout pour prouver que la France n’est pas universelle dans ses valeurs seulement, mais dans ses pratiques aussi.

Comment combattre le cliché selon lequel un diplomate est un maître d’hôtel qui peut s’assoir de temps en temps ? 

Cette aimable formule est attribuée selon les sources à Peter Ustinov ou au Président Pompidou ! Elle exprime effectivement le cliché selon lequel le diplomate serait un personnage de cérémonie juste là pour préparer la table et passer les plats. C’est une idée répandue que vous voyez jusque dans la publicité : retrouvez celle d’un vieil apéritif, un vin cuit aromatisé qui s’appelle justement « Ambassadeur », ou constatez l’étonnant impact du clip de 2005 pour les rochers Ferrero.

Pour combattre ce préjugé, il faut, à mon avis, orienter nos efforts autour de trois idées : c’est un métier d’action et de mouvement ; c’est un métier moderne ; c’est un métier d’avenir.

Un métier d’action et de mouvement parce qu’il vous conduit toute votre vie littéralement aux quatre coins de la planète, partout où il y a des crises, partout où se jouent les affaires du monde. Le diplomate est en première ligne dès qu’il y a catastrophe humanitaire, conflit armé, crise politique : c’est lui que son gouvernement envoie et interroge pour comprendre et réagir. Le diplomate négocie en permanence pour son pays, non seulement sur la guerre et la paix, mais sur tous les sujets dont on traite désormais sur la scène internationale. Métier d’action et de mouvement donc.

Un métier moderne parce qu’il exige de celui qui l’exerce qu’il soit au fait de toutes les évolutions du monde, technologiques, scientifiques, industrielles, juridiques, politiques, artistiques, de société : le diplomate a souvent l’air traditionnel et conformiste, parce qu’il lui faut aller partout en souplesse. En vérité, c’est un homme ou une femme averti(e), constamment à l’écoute du monde tel qu’il va. Résolument moderne.

Un métier d’avenir enfin, parce qu’il va se jouer dans les décennies qui viennent des parties qui vont exiger de tous les États un renforcement de la fonction extérieure : faire face à la « brutalisation » du monde ; négocier au niveau mondial les accords sur l’écologie, sur les nouvelles technologies, sur les migrations, sur les nouveaux systèmes d’armes, sur l’économie, sur la tension entre mondialisation et « dé-mondialisation ». Du pain sur la planche pour les générations futures.

Et puis, pour tordre le cou au préjugé, il faudrait que nous fassions rêver des scénaristes et producteurs qui créent notre « Bureau des Légendes » ! Si vous en connaissiez un, nous aurions mille aventures à lui raconter !

Vous écrivez qu’un bon diplomate doit savoir « finasser ». N’est-ce pas ce que fait aujourd’hui la Chine face à la Russie ?

L’expression « finasser » avait été « inventée » par Metternich, ministre des Affaires étrangères de l’empire d’Autriche à l’époque où celui-ci connaissait une succession de défaites face à Napoléon et devait louvoyer pour survivre. Après la Première Guerre mondiale, le ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar, Gustav Stresemann, l’a reprise pour définir la stratégie de l’Allemagne après la défaite. Cette formule est donc utilisée pour exprimer une posture de temps de faiblesse, quand il faut manœuvrer et se dérober pour ménager l’avenir, plutôt qu’une posture de temps de force.

Un commentaire sur le début de votre question : clairement, le diplomate doit être manœuvrier, et finasser fait partie des techniques du métier. Ce qu’on attend de lui, c’est d’être un peu comme le missile de croisière, toujours tendu vers son but, mais sachant épouser les courbes de niveau pour ne pas finir dans un mur et atteindre sa cible. Adapter donc sa posture et son mouvement aux réalités des rapports de force, aux réalités de la situation. Donc, le diplomate doit apprendre à combiner une connaissance très précise du terrain, le sens de la manœuvre et l’attention permanente aux objectifs tels qu’ils lui sont assignés par l’autorité politique.

Pour en venir à la Chine, ma réponse sera personnelle et subjective. Il est très intéressant que repreniez ce mot, « finasser », pour qualifier son comportement face à la Russie depuis le 24 février parce qu’il semble bien en effet que, toute puissante qu’elle soit, elle donne l’impression de se sentir mal à l’aise.

D’un côté, même si elle n’est pas à proprement parler alliée à la Russie de Vladimir Poutine, elle est dans le même camp de ces pays qui veulent ébranler l’ordre du monde tel que l’ont défini les puissances après la Seconde Guerre mondiale puis la chute du monde soviétique. De l’autre, la façon dont elle construit son emprise sur le monde exclut le recours premier à la force armée : sa puissance militaire croît, mais elle a d’abord fonction dissuasive et d’intimidation. La Chine n’aime pas les aventures militaires, elle est embarrassée par une politique de conquête brutale qui la gêne vis-à-vis de ses propres revendications territoriales et qui introduit méfiance et tension dans les rapports internationaux. Enfin, les conséquences économiques de la guerre sont mauvaises pour la Chine qui, au sortir de la pandémie de Covid-19, a besoin de rétablir son chemin de croissance. Donc oui, la Chine paraît louvoyer, aide politiquement la Russie sans aller jusqu’à l’approuver, ne s’associe pas aux sanctions économiques sans se substituer aux Occidentaux. Comme s’il s’agissait pour Pékin d’éviter que le conflit ne s’envenime trop et de pouvoir s’adapter sans dommage, quelle que soit l’issue de la guerre.
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