04.11.2024
Au forum de Valdaï, Poutine droit dans ses bottes
Édito
31 octobre 2016
La treizième réunion du forum de Valdaï s’est tenue à Sotchi du 24 au 27 octobre 2016, et a réuni cent-cinquante participants issus des cinq continents. Les Russes ne représentaient qu’un-cinquième du total : universitaires de renom, journalistes et anciens responsables politiques de premier rang étaient présents. Les débats étaient ouverts, contradictoires et souvent vifs. Ce n’était en rien une réunion de Putinolâtres – la politique russe a souvent été mise en cause – et, si un point commun devait être trouvé aux participants, ce serait celui d’avoir une approche réaliste des relations internationales.
Cela fut tout de même l’occasion pour le pouvoir russe d’affirmer ses positions, notamment lors de deux conférences : une session spécifique de questions-réponses avec le ministre des Affaires Étrangères, Sergueï Lavrov ; une table-ronde de deux heures trente, animée par Timothy Colton (Harvard), où Vladimir Poutine était entouré des anciens présidents sud-africain (Thabo Mbeki), autrichien (Heinz Fischer) et finlandais (Tarja Halonen), suivie d’une séance de questions-réponses du président russe, de deux heures et demi également.
Poutine s’est montré à la fois offensif et à l’aise, faisant preuve d’humour (demandant à un universitaire américain qui l’interrogeait en russe s’il était un espion en précisant que c’était un très beau métier) et semblant même prendre plaisir à cette joute intellectuelle, y compris avec ceux qui le contredisaient.
Le principal sujet de controverse concernait les agissements de l’armée russe à Alep, vivement mis en cause par de nombreux participants, et l’attitude de la Russie en général dans la crise syrienne. Une universitaire émiratie a même demandé à Poutine si la guerre civile en Syrie n’aurait pas déjà pris fin sans l’intervention russe. Pendant la table-ronde, Poutine a été vigoureusement attaqué par les anciens présidents finlandais et autrichien. Poutine, comme Lavrov, s’est défendu sur ce point (sans réellement convaincre), précisant qu’il s’agissait de combattre le terrorisme et que l’intervention russe a empêché les djihadistes de s’emparer du pouvoir à Damas. De plus, les Américains ne leur auraient pas fourni les indications permettant de distinguer l’opposition modérée des terroristes et la rupture du cessez-le-feu serait due à un de leur tir sur des positions de l’armée syrienne. Ils ont dressé un parallèle avec Mossoul, soulignant également qu’on parlait davantage d’Alep que du Yémen. Un intervenant russe est allé jusqu’à dénoncer le fait que les bombardements américains soient qualifiés de « dommages collatéraux », quand ceux des Russes étaient jugés de « catastrophe humanitaire ». En général, sur la Syrie, les Russes se sont défendus en disant que l’objectif majeur était de venir au secours d’un gouvernement légal et légitime contre le terrorisme et qu’il fallait mettre de côté les divergences de la coalition, ce qui n’allait pas dans le sens de la volonté américaine d’exercer un leadership international. En 2011, on avait dit aux Russes qu’ils étaient du mauvais côté de l’Histoire, mais Bachar Al-Assad est toujours au pouvoir et le Proche-Orient (pour lequel Poutine appelle à un « plan Marshall » auquel il se dit prêt à participer) est devenu un laboratoire pour le terrorisme. Il se félicite de la future prise de Mossoul.
Sont revenus de façon récurrente dans le discours russe, et notamment dans celui de Poutine, le fait qu’à la fin de la guerre froide, les États-Unis n’ont pas voulu bâtir un nouvel ordre mondial mais, au contraire, souhaité exercer un leadership en ne tenant pas compte des intérêts des autres nations. Cette interprétation de la politique américaine des années 90 est par ailleurs précisément celle que Mikhaïl Gorbatchev fait régulièrement, bien que le dernier Secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique se montre critique à l’égard de Poutine. L’actuel président russe a de nouveau évoqué l’élargissement de l’OTAN, la mise en place d’un système de défense antimissiles, la guerre du Kosovo (rappelant son caractère illégal au regard du droit international) afin de prouver la volonté de domination américaine. Il a également évoqué les interventions militaires extérieures (Irak, Libye), qui ont une très grande responsabilité dans le chaos stratégique actuel. Sur la Libye, il a rappelé que les Russes s’étaient abstenus lors du vote de la résolution 1973, qui n’a pas été respectée par les Français et Qataris : les armes à destination de la Libye supposées sous embargo ont été fournies à la rébellion, se retrouvant entre les mains des djihadistes qui ont voulu s’emparer de Bamako. Les Russes ont pourtant soutenu l’intervention française au Mali. Poutine souligne la nécessité de lutter contre le terrorisme, politique qui ne change pas en fonction des circonstances, contrairement aux Occidentaux. Il souhaite réformer le Conseil de sécurité des Nations unies, mais rappelle la nécessité d’un large consensus. L’ONU est indispensable : sans elle, ce serait le chaos le plus total. Il faut préserver et renforcer les Nations unies. En 1999, il y a eu une agression contre la Yougoslavie parfaitement illégale. Après la chute de l’URSS, les États-Unis ont voulu dominer le monde : est-ce que l’ONU a sanctionné les États-Unis pour la guerre d’Irak de 2003, la Libye en 2011, où le sens de la résolution 1973 a été perverti ?
L’autre « point fort » est la faiblesse de l’Europe. Poutine, comme Lavrov, ont souligné que cette dernière avait renoncé à l’indépendance politique et se contentait de suivre les États-Unis. Il s’est dégagé des travaux du forum un consensus : de nombreux intervenants non russes évoquaient l’idée d’un monde tripolaire composé des États-Unis, de la Chine et la Russie. Poutine a déclaré que les États-Unis grossissaient la menace russe pour assurer leur agenda stratégique (domination de l’Europe). La Russie, de par sa population et sa puissance militaire, ne peut en aucune façon être une menace réaliste pour l’OTAN. De même, les moyens de propagande prêtés à la Russie sont sans aucune mesure comparables à ceux dont disposent les États-Unis. L’Europe n’est plus considérée comme une puissance politique. Les Russes sont extrêmement déçus que les Européens ne lèvent pas les sanctions et préfèrent désormais s’adresser directement aux Américains, dont ils pensent qu’ils détiennent la clé. Selon John Mearsheimer, dans la mesure où la Chine est le grand défi géopolitique de demain, les États-Unis ne mènent pas une politique cohérente en poussant la Russie vers elle.
Le troisième message est que la Russie est de retour et compte défendre ses intérêts. Elle n’entend pas céder aux pressions extérieures. L’époque où elle était impuissante par rapport aux manœuvres américaines est révolue. La Russie ne veut pas dominer le monde mais elle entend se faire respecter ; message qui a certainement été le plus martelé par les responsables russes au cours de ces journées. Les menaces de boycott de la Coupe du monde 2018 n’impressionnent pas les responsables russes, confiants dans le fait qu’aucune équipe majeure ne refusera de participer au tournoi et que, de toute façon, la Russie ne déterminera pas sa politique étrangère en fonction d’un éventuel boycott.
Les critiques extérieures contre Poutine, venant essentiellement des médias occidentaux, sont perçues comme des critiques contre la Russie et, de fait, renforcent sa popularité interne.
Selon Vladimir Poutine, il est ridicule de penser que la Russie puisse exercer une influence sur les élections américaines. Les États-Unis ne sont pas une République bananière, a-t-il plaisanté, affirmant plus sérieusement qu’ils étaient trop puissants pour qu’on puisse orienter leur politique. La Russie ne dispose pas des moyens de propagande qu’on lui attribue. Le débat autour des élections américaines est surtout centré sur des attaques personnelles, allant des relations sexuelles à la corruption, mais aucun sujet sérieux ne lui semble vraiment abordé. Le succès de Donald Trump s’explique par le rejet des élites qui ont dominé les États-Unis depuis des décennies. Mais la Russie travaillera avec tout président élu, si ce dernier le souhaite également, et respectera le choix des Américains.
Les Russes ont surtout souhaité montrer que la cohérence était de leur côté, qu’ils n’étaient pas sur la défensive et que le rapport de force global s’était rééquilibré en leur faveur. Toute la difficulté consiste à apparaître assez fort pour ne pas paraitre en difficulté, mais sans être perçu comme menaçant.