L'édito de Pascal Boniface

Le nouveau monde arabe – entretien avec Denis Bauchard

Édito
1 juin 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
Ancien diplomate, ancien président de l’Institut du monde arabe où il fit un travail remarquable de remise en ordre et d’ouverture de l’institut avant de devoir quitter ses fonctions pour placer un responsable politique inoccupé, Denis Bauchard actuellement maître de conférences à Sciences-Po et consultant auprès de l’IFRI est l’un des meilleurs spécialistes de la région. Dans Le nouveau monde arabe*, il fait un tableau à la fois historique et économique, politique et géostratégique du monde arabe avec des tableaux particulièrement clairs. Lui qui a été enseignant sur le tard, montre un réel sens de la pédagogie. Du rôle des États-Unis à la relation monde arabe / Occident passant et le double sentiment de fascination et de défiance existe entre eux, en passant par les conflits persistants, ce livre est l’un des meilleurs écrits sur le sujet.
1 Il y a eu une floraison de livres sur le monde arabe, pour autant la méconnaissance de cette région reste énorme, comment l’expliquer ?

La relation entre la France et le monde arabe est passée le plus souvent par des clichés, où l’émotion l’emporte sur la connaissance. Un historien américain, John Tolan, cite dans son livre sur les « Sarrasins », c’est-à-dire les Arabes, des propos particulièrement désobligeants, tenus au Xe siècle et que l’on retrouve aujourd’hui dans la bouche de certains responsables politiques français. Cette méconnaissance et cette défiance à l’égard du monde arabe se sont accentuées récemment : elles tiennent en particulier au fait que la France a occupé plusieurs pays arabes durant la période coloniale, que les processus d’indépendance ont été parfois très douloureux et que les plaies, en particulier pour l’Algérie, ne sont pas encore cicatrisées. Le fait que le terrorisme qu’a connu la France était principalement commis par des ressortissants de pays arabes a joué dans le même sens. Certes, les touristes français représentaient, tout au moins jusqu’au déclenchement des printemps arabes, une part importante des visiteurs, notamment en Tunisie ou en Egypte. Mais des séjours touristiques n’apportent pas une véritable connaissance des pays visités. Cependant, il y a également une réelle fascination pour ce monde arabe qui nous est proche. Le succès de l’Institut du monde arabe qui, certaines années, reçoit plus d’un million de visiteurs en témoigne. De même la floraison des livres publiés depuis le déclenchement des printemps arabes, au départ accueillis avec sympathie, est sans équivalent dans les autres pays européens, où les parutions ont été très limitées. Elle est également un bon indicateur de cet intérêt qui, espérons-le, pourraient déboucher sur une meilleure connaissance de ce monde complexe, car les idées simples ne suffisent pas pour se faire une opinion. Tel est le but de mon livre qui vise à replacer les révolutions arabes dans le contexte d’un monde qui est confronté à de multiples défis – politiques, économiques, sociaux, sécuritaires – préexistants comme à des situations de crise persistantes, en particulier en Irak, au Liban, en Palestine ou au Yémen..
2. Quel bilan tirez- vous des révolutions arabes un an après leur déclenchement ?

Il ne peut s’agir que d’un bilan provisoire. Après l’euphorie des premières semaines – grâce à un effet domino tous les pays arabes allaient devenir des démocraties modernes et laïques – il est apparu que ce printemps connaissait des évolutions très différenciées selon les pays. En effet par delà les éléments d’unité du monde arabe, les vingt deux pays qui le composent connaissent des situations politiques, économiques et sociales très différentes. Entre le Qatar et le Yémen, il y a non seulement des niveaux de richesse considérables mais des structures politiques et sociales et des systèmes économiques qui ont peu de rapports entre eux. Dans un souci de simplification, on peut distinguer quatre scénarios d’évolution : dans un certains nombre de cas, la révolution se poursuit et une véritable libération s’est produite, notamment dans l’expression des opinions, comme en Tunisie, en Egypte ou en Libye. Dans d’autres cas, on se trouve dans des processus de réforme contrôlé et limité comme au Maroc, en Algérie ou en Jordanie. Une troisième situation, dont nous parlons au quotidien, est celui de la violence, avec la Syrie qui bascule peu à peu dans la guerre civile. Enfin, et il s’agit essentiellement des pays arabes du Golfe, l’ordre règne, tout au moins pour l’instant. En fait, le seul pays qui se trouve véritablement engagé dans un processus démocratique, est la Tunisie. Ce sera un pays test. En Egypte, de graves incertitudes demeurent. En Libye, un vide politique s’est crée que des milices armées entendent combler. Au Yémen, pays menacé d’éclatement, la transition est difficile et les éléments proches du président Saleh n’ont pas renoncé à garder le pouvoir. Partout la révolution a été largement récupérée par les mouvements islamistes. Le risque existe maintenant qu’ils la confisquent. Cependant, le monde arabe connaît une mutation sans précédent, rien ne sera comme avant : les aspirations démocratiques progressent, mais la marche vers la démocratie sera sans doute longue et douloureuse. Mais il ne faut pas oublier que tel a été les cas pour les pays occidentaux.
3. Vous estimez que les mouvements islamistes sont des interlocuteurs valables incontournables qu’ils ont une légitimité démocratique née des élections et qu’ils reflètent le pays réel malgré quelques dérapages ponctuels. Ce n’est pas l’opinion la plus largement répandue dans les médias.

Certes, mais les faits sont têtus : toutes les élections organisées de façon « honnête » depuis le début du printemps arabe, qu’ils s’agissent des élections en Tunisie, en Egypte, au Maroc, au Koweït ont débouché sur le succès des mouvements islamistes. En Algérie, cette poussée islamiste a été sans doute occultée par le pouvoir, comme le révèle la controverse en cours. Déjà dans le passé, le Hamas avait triomphé lors des élections législatives de 2006 dans les Territoires palestiniens. Il s’agit d’un constat : cette évolution peut ne pas plaire, mais les mouvements islamistes apparaissent pour l’instant comme des acteurs légitimes et incontournables. Ceci ne signifie pas qu’ils vont instaurer, fondés sur la charia des Etats islamistes partout. Ils sont pragmatiques, doivent le plus souvent gouverner en coalition, et doivent faire face à des problèmes immédiats, notamment économiques, or ceux-ci ne peuvent être résolus par l’instauration de la loi islamique et ils doivent rassurer les touristes et les investisseurs étrangers. Ils savent que s’ils échouent, ils risquent d’être mis en minorité, et un ordre islamiste a peu de chance de se maintenir durablement au pouvoir après le goût pris pour la liberté après les révolutions. On passe par un « moment islamiste ». Mais, dans le monde arabe, comme ailleurs, rien n’est jamais acquis pour toujours.
4. Que penser de la montée en puissance du Qatar depuis le déclenchement du printemps arabe ?

Le Qatar est passé brusquement du rôle d’honnêtes courtiers proposant des solutions de conciliation, souvent appréciées comme au Liban ou au Soudan, à un activisme militant au profit des soulèvements arabes. Il profite, il est vrai, de l’effacement des « grandes puissances arabes » que sont l’Egypte, l’Irak ou la Syrie. Les troubles qui les affectent limitent pour l’instant leur capacité d’action diplomatique. Il y a de la part de l’émir du Qatar une véritable volonté politique d’accompagner, voire d’apporter son aide ces aspirations démocratiques – tout au moins hors du Qatar – dont le succès lui paraît inéluctable. Cette volonté se double de la conscience que son pays, vulnérable et fragile, dont la population autochtone est celle du XVe arrondissement de Paris mais dont le PIB est équivalent à celui du Maroc ‒ a besoin de se créer un réseau d’amis et d’obligés pour exister sur le long terme. Le soutien aux révolutions arabes reste cependant à géométrie variable avec une discrétion remarquée pour le cas de Bahreïn. Il dispose de moyens financiers à hauteur de ses ambitions avec le fonctionnement à pleine capacité des installations gazières de Ras Laffan. Il est aidé par le cheikh Qaradawi, le global mufti, prédicateur frère musulman très populaire dans l’ensemble du monde arabe. Il dispose avec Al-Jazeera d’une chaîne satellitaire influente au service de sa diplomatie. Il apporte des soutiens financiers et parfois militaires aux mouvements islamistes, notamment celui des Frères musulmans. Cependant cet activisme, en particulier, celui du premier ministre Hamad Ben Jassem au sein de la Ligue arabe, agace. Dans certains pays, comme la Libye ou la Tunisie, cette présence envahissante commence à être dénoncée. Certes, il y a convergence de vues avec l’Arabie saoudite, notamment sur la volonté de déstabiliser le régime syrien. Mais Ryadh a toujours été très méfiant vis-à-vis de ce « petit émirat » qui veut jouer dans la classe des grands. Par ailleurs sa relation avec l’Iran, avec lequel il partage le réservoir gazier considérable, s’est fortement dégradée et peut avoir des conséquences graves pour ses intérêts et sa sécurité. Il est peu probable que le Qatar puisse jouer longtemps ce rôle surdimensionné par rapport à son importance réelle.
5. La Turquie est-elle l’une des grandes bénéficiaires des mouvements géopolitiques en cours dans la région ?

La politique turque s’est orientée depuis plusieurs années, à l’initiative d’Ahmet Davutoglu, professeur d’université influent puis ministre des Affaires étrangères, vers une politique très active à l’égard du monde arabe, y compris en termes économiques. Après quelques hésitations en Libye puis en Syrie, le premier ministre Erdogan s’est engagé sur la voie d’un accompagnement des aspirations démocratiques. Lors d’une tournée, à l’automne 2011, dans plusieurs pays ayant fait leur révolution, il a présenté la Turquie, non comme un « modèle » mais comme une possible « source d’inspiration » pour les régimes qui se mettent en place et qui sont fortement influencés par des mouvements islamistes avec lesquels existe une certaine affinité. En effet, la Turquie peut prétendre d’avoir su concilier démocratie, modernité et islam. Cependant, les autorités turques s’inquiètent du basculement de la Syrie dans la guerre civile, alors qu’ils avaient établi des relations de bon voisinage et une bonne coopération avec le régime de Bachar Al-Assad, notamment pour contrôler les organisations kurdes proches du PKK. Cette évolution risque d’affecter leur sécurité, d’autant que dans le même temps leurs relations avec l’Iran se sont dégradées. Dans l’ensemble, surtout si les nouveaux régimes sont dominés par des mouvements islamistes, la Turquie peut exploiter à son avantage la situation crée par l’extension des révolutions arabes. Elle peut profiter du déclin des pays arabes qui étaient en rivalité avec elle, notamment l’Egypte. Cependant une évolution vers des chaos politiques ou économiques non maîtrisés, notamment à ses frontières, pourraient impacter de façon négative ses intérêts. Ainsi rien n’est joué.

* Denis BAUCHARD, Le nouveau monde arabe, André Versailles éditeur, 165 p.
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