L'édito de Pascal Boniface

Palestine, la trahison européenne, Questions à Véronique De Keyser

Édito
8 novembre 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Véronique De Keyser est professeur à l’université de Liège. Elle est également députée européenne et vice-présidente du groupe socialiste et démocrate au Parlement européen. Elle avait entamé, avec Stéphane Hessel, la rédaction un livre sur l’attitude de l’Union européenne par rapport au conflit israélo-palestinien et qui paraît aujourd’hui : Palestine, la trahison européenne, (Fayard, 2013). Stéphane Hessel a disparu en février 2013 avant que le livre ne soit publié.

1/ Comment expliquer que l’Union européenne, qui avait une position ferme sur le conflit israélo-palestinien il y a une dizaine d’années, semble devenir un acteur passif ?


Trois facteurs peuvent expliquer ce changement. Le premier, c’est l’attentat du World Trade Center de 2001 qui crée, au-delà de l’émotion et de la condamnation générale, un rassemblement autour des États-Unis et une véritable psychose vis-à-vis du terrorisme, de l’Islam, et du monde arabe dans un amalgame qui s’est rapidement répandu. L’axe du Mal tracé par G.W. Bush a été la planche à billets du terrorisme mondial, qui a prospéré sur tous les fronts. La guerre d’Irak, désastreuse pour les Irakiens, a ouvert la porte à Al-Qaïda et d’autres groupes terroristes. Celle d’Afghanistan a donné sa chance aux Talibans. La guerre de Syrie aujourd’hui voit fleurir Al Nosra, Al-Qaïda et le Front islamique d’Irak et du Levant dans ce pays. Tous ces réseaux criminels ont prospéré dans le chaos et grâce à des sources de financement dont le Qatar, l’Arabie Saoudite, et parfois les U.S.A des Américains (qui ont supporté les Talibans contre les Russes) ne sont pas étrangers. Quand Arafat meurt dans des conditions suspectes en novembre 2004, la guerre d’Irak, l’axe du mal de Bush et la division de l’Europe sur ce point, sont encore dans tous les esprits. Pour l’Europe, il est temps de se rapprocher des U.S.A son allié traditionnel. La réconciliation se fera au chevet de la Palestine. D’abord quand l’Europe accepte d’inscrire en 2003 le Hamas sur la liste terroriste européenne. Ensuite, lors de la victoire du Hamas aux élections de 2006, lorsque l’Europe s’aligne sur les sanctions que les États-Unis et Israël avaient immédiatement promulguées contre l’Autorité Palestinienne et les vainqueurs des élections. Enfin, lorsque l’Europe ne s’étonne pas que Tony Blair, ex-artisan de la guerre d’Irak, devienne l’envoyé spécial du Président américain au Quartet. Et finalement quand Cathy Ashton, très proche de Tony Blair, devient la Haute Représentante pour la Sécurité et les Affaires européennes, la boucle est bouclée.
 

Le deuxième facteur, quasi concomitant, c’est l’élargissement de 2OO4. Beaucoup de pays de l’Est ayant rejoint l’Europe poursuivaient à travers cette dernière le rêve américain et s’alignaient sans état d’âme sur la politique étrangère des USA. De plus, certains, dont la Pologne, avaient abrité durant la seconde guerre mondiale des camps d’extermination. Cette plaie est loin d’être refermée à ce jour et toute critique du gouvernement israélien y est encore assimilée à de l’antisémitisme.

Mais le troisième facteur, c’est le changement de politique de la France. Proche de la cause palestinienne de Mitterrand à Chirac, elle va, avec Nicolas Sarkozy, changer de cap. Dès sa nomination, le président français rend une visite remarquée à G.W. Bush en fin de mandat et dont la politique étrangère est décriée en Europe. C’est l’insistance de la France à revaloriser le statut politique d’Israël à la veille de l’opération militaire Plomb Durci sur Gaza, qui a eu raison, en décembre 2008, des réticences du Conseil. L’agenda américain, adopté pour cause de terrorisme, l’adhésion sans nuance de la France à la politique israélienne, les réticences historiques de l’Allemagne à critiquer Israël ont trouvé un appui inattendu dans l’élargissement de 2004. Le discours de l’Union européenne n’a donc pas changé formellement mais il est vidé de sa substance à de rares exceptions près, elle masque ses dissensions sous une fausse neutralité, une abstention dite constructive.
 


2/ Vous parlez d’une Union européenne qui condamne fortement verbalement Israël alors qu’en pratique elle ne fait aucune pression. Pourquoi ?


Parce que la volonté politique n’existe pas dans les gouvernements européens aujourd’hui. Dans son discours, l’Union européenne a peu varié au cours de la dernière décennie. Elle a répété, jusqu’à l’incantatoire, qu’elle considère les colonies comme illégales et qu’elle s’en tient aux frontières de 1967. Mais elle n’a pas levé le petit doigt pour empêcher l’extension de ces colonies, qui a, au cours de cette décennie, gangréné la Palestine. Elle n’a pas condamné la colonisation comme une dépossession des Palestiniens de leurs terres, mais elle la traite comme une menace pour une éventuelle paix israélo-palestinienne. Un exemple récent de son impuissance, postérieur à la sortie de mon livre, l’illustre à merveille. Durant l’été 2013, l’Union européenne sort de sa torpeur et rend la première décision politique depuis longtemps qui pouvait faire bouger Israël. Elle publie, dans son Journal Officiel, des guidelines qui expliquent la manière par laquelle elle compte appliquer sa politique à l’égard des colonies. L’Europe n’acceptera plus qu’un soutien financier, un subside, une participation dans un programme, aille à des firmes israéliennes, des sous-contractants, des chercheurs, etc., provenant des colonies. Pour l’Europe, cette décision consiste simplement à se mettre en cohérence avec ses propres traités et accords. Pour les Israéliens, c’est une bombe dont la cible est, une fois de plus, Israël. Ni une, ni deux, les États-Unis montent au créneau pour faire geler ces guidelines européennes qualifiées d’’inopportunes’ vu l’éventualité de négociations de paix ! Interférence politique inacceptable ? À part la société civile européenne qui s’émeut, même le Parlement européen reste muet.

3/ Pour le gouvernement israélien, l’idée d’une paix pour 2 États est-elle définitivement enterrée ?


Le gouvernement actuel d’Israël a pour dessein la réalisation du Grand Israël. Il n’en fait pas mystère et donc poursuit imperturbablement sa politique de colonisation. Durant la dernière campagne électorale, même la candidate du Labour refusait de parler du « conflit israélo-palestinien », car ce thème n’était pas porteur électoralement parlant. Aujourd’hui, à part Tzipi Livni, très isolée, peu de politiques portent le projet de deux États comme un vrai projet. Plutôt comme une concession à faire face à une pression américaine assez molle. Une manière de gagner du temps pour asseoir davantage une planification territoriale bien étudiée. Une planification territoriale avec deux objectifs : gagner des espaces de vie pour des colons israéliens et renforcer la sécurité. Mais finalement pour vivre en sécurité, vaut-il mieux faire la paix dans une solution à deux États, ou renforcer la dynamique de fragmentation de la Palestine ? Si après Oslo les Israéliens s’étaient résolus à envisager la première solution, ce sacrifice ne semble plus aussi nécessaire, au moins à court terme aujourd’hui. Le Mur, l’émiettement de la Cisjordanie, la colonisation de Jérusalem-Est, le siège de Gaza, l’affaiblissement délibéré de l’Autorité palestinienne et son étranglement financier, la diabolisation du Hamas, ont fait leur œuvre et l’Europe ne s’y est pas opposée. À court terme donc, et à condition qu’Israël accepte de vivre replié sur lui-même dans son environnement immédiat, il peut faire l’économie d’une solution à deux États. Abbas a tenté de se décoincer de l’étau dans lequel il était pris en revenant sur la scène internationale à l’ONU mais les négociations de paix, qui devraient s’engager prochainement, l’enferment à nouveau dans le même cadre étroit avec le même parrain, les États-Unis, avec la même absence, celle de l’Europe. Et probablement, sauf changement de cadre, avec le même échec en perspective.

4/ Vous estimez que le camp de la paix a été fort lorsqu’il y avait des pressions pour les amener à faire des choix courageux. Quel type de pressions préconisez-vous ?


L’arsenal d’instruments commerciaux et financiers dont l’Europe dispose pour agir en tant que soft power sur Israël est immense ; l’éventail des pressions possibles est impressionnant. L’exemple d’ACAA l’illustre bien. Il s’agissait en 2012 d’accorder à Israël la possibilité de certifier de tout produit conforme à l’acquis communautaire européen – lui offrant ainsi une possibilité d’entrée directe sur le marché européen. Israël souhaitait commencer par les produits pharmaceutiques dont il est un leader mondial. L’occasion était unique de conditionner la signature de cet accord à des avancées démocratiques sur le terrain : gel et/ou retrait des colonies, situation des Bédouins, etc. Et pourtant, après un lobby intense des Amis d’Israël et des firmes pharmaceutiques, l’accord est passé sans contrepartie. Après cette forfaiture, il y a très peu de chances, vu la géographie politique de l’Europe élargie, que l’Europe modifie sa position et opte pour des pressions ou des sanctions. Il faut donc penser aujourd’hui hors de la boîte. Changer le cadre de réflexion. Et revenir à l’ONU s’il le faut. Pour quitter un cadre européen trop étroit et un chaperon américain partisan. Il n’y a pas d’avenir en dehors de cette trouée.
 
Et comme le voulait Stéphane Hessel, il faut penser à la jeunesse palestinienne. Même si les révolutions arabes ont connu des dérapages inquiétants, l’aspiration à plus de démocratie et à plus de prospérité de la jeunesse arabe a été entendue par le peuple européen. Pourquoi pas la même démarche envers la Palestine per se ? Pourquoi la penser toujours en fonction d’Israël ? En faisant cela, nous renforçons son caractère d’exception alors qu’il faut lui rendre sa banalité – et sa généralité universelle. Pourquoi ne pas s’engager dans l’unité palestinienne, pour une société inclusive retrouvant sa légitimité par les urnes et par la rue, à l’écoute de sa jeunesse ? Il n’y a pas de raison de les exclure du champ des révolutions arabes ou de les voir comme d’éternels assistés. C’est à eux qu’il appartient de se chercher des alliés – pas à nous de les leur imposer.
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