L'édito de Pascal Boniface

L’IRIS a vingt ans

Édito
10 janvier 2011
Le point de vue de Pascal Boniface
L’IRIS est une anomalie sympathique.
J’emprunte cette expression à mon ami Pape Diouf qui l’utilisait pour évoquer le fait que, président de l’OM, il était le seul Noir à diriger un club professionnel en Europe. Il a depuis été démis de ses fonctions et j’espère que l’anomalie que représente l’IRIS sera plus durable.
Anomalie sympathique qu’un centre de recherche sur les questions stratégiques, créé par quelqu’un qui, pour grande école, a fréquenté le lycée Saint Exupéry de Mantes-La-Jolie et l’Université Paris XIII-Villetaneuse, soit classé 39e think tank d’Europe occidentale.
L’IRIS est aujourd’hui seul centre de recherche sur les questions stratégiques en France, ayant atteint la taille critique, capable de conserver une réelle indépendance face aux pouvoirs, reconnu à l’étranger et menant une activité diversifiée, tout en étant pour sa création le résultat d’une initiative
privée. J’ai en effet créé l’IRIS il y a 20 ans, avec l’aide d’une subvention de 20 000 francs (3 000 euros), qui avait été accordée par Pierre-Yves Duwoye, chef de cabinet de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Défense, à seule fin de pouvoir publier L’Année stratégique.

L’indépendance et la liberté de l’IRIS expliquent qu’il soit à la fois apprécié et fragile. Contrairement à d’autres centres de recherches créés par l’État, l’IRIS pourrait disparaître, le public le regretterait mais n’aurait pas les moyens de s’y opposer. Cette fragilité induit une vigilance de tous les instants.
Il y a une méfi ance traditionnelle des responsables gouvernementaux et des structures ministérielles à l’égard des think tanks. Cette méfiance n’existe par exemple pas en Allemagne, où les différentes fondations et centres de recherches ont suppléé une diplomatie bridée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Elle n’existe pas aux États-Unis où l’initiative privée est considérée comme légitime et pouvant servir l’intérêt public. En France existe une tradition de considérer que tout ce qui n’est pas strictement gouvernemental vient plutôt constituer une perturbation qu’une aide dans la compréhension et la formulation de la politique étrangère. La remarque ne vaut pas que pour les chercheurs, elle vaut également pour les journalistes, parlementaires, responsables associatifs et d’organisations non gouvernementales (ONG) qui, pendant très longtemps, ont été considérés comme étant incapables d’apporter une aide quelconque au déploiement de la politique étrangère de la France, ne pouvant être qu’une source de nuisances, qu’il fallait contourner et dont il fallait limiter au maximum les capacités d’action.
La nature présidentielle du régime de la cinquième République a considérablement renforcé cette tendance. Les soubresauts de l’opinion ont été tenus pour responsables de l’échec des guerres coloniales, et il y avait quelque part l’idée que face à une opinion versatile, il fallait un pouvoir fort, qui agisse en prenant en compte la nécessité du long terme. Il est vrai que la possession d’un arsenal nucléaire par la France, qui est considérée comme la condition même de sa sécurité et donc de son indépendance, a été tout au long de la quatrième et de la cinquième République, décidée par un petit
nombre de personnes, sans se préoccuper du débat public, voire même en cherchant à l’éviter. Les responsables ministériels, de gauche comme de droite, n’ont pas une tendance naturelle à accepter la contradiction, souvent ressentie comme une remise en cause de leur action ou animée par des arrière-pensées inavouables, plus rarement comme un souci de mieux formuler des diagnostics exacts. À cela s’ajoute une méfiance réciproque entre le monde universitaire et les responsables de la mise en œuvre de la politique étrangère française. Certains universitaires estiment en effet que leur indépendance serait compromise s’ils travaillaient avec l’exécutif.
D’autres ont une vision purement théorique de leur travail et, au nom de la rigueur scientifique, se tiennent à très large distance de tout problème d’actualité ou concret. Il y a toutefois heureusement des experts et des universitaires qui travaillent sur le contemporain.

Vingt ans après sa création, et avec un développement régulier et constant, la visibilité de l’IRIS est forte. On nous reconnaît le mérite de travailler sur des sujets sérieux sans trop nous prendre au sérieux, de pouvoir travailler en spécialistes tout en restant accessibles au grand public et de produire de façon indépendante, en toute liberté, sans tenir compte des pouvoirs ou des groupes de pression. La reconnaissance du public est réelle et réconfortante. Les gens savent qu’on ne parle pas au nom d’intérêts cachés mais que l’on dit ce que l’on pense. Si j’avais voulu m’orienter dans le vent dominant, reprendre les argumentations en vogue et les idées reçues répétées en chœur par nombre d’experts, il est certain que l’IRIS serait beaucoup plus puissant aujourd’hui. Si l’indépendance n’a pas de prix, elle a un coût. Mais j’aurais alors eu le sentiment de ne pas faire le métier de chercheur que j’ai initialement choisi. Je préfère rester fidèle à mon indépendance. C’est bien plus compliqué mais, en ce qui me concerne, beaucoup plus amusant.
J’ai surtout la chance d’être entouré par une équipe formidable, solidaire et réactive. C’est une énorme satisfaction.
L’IRIS vient de publier à l’occasion de ses 20 ans : « Quel monde en 2030 ? », sous la dir. de Pascal Boniface, La Revue internationale et stratégique N°80, janvier 2011
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