L'édito de Pascal Boniface

Nouveau Moyen-Orient : les peuples à l’heure de la révolution syrienne

Édito
20 février 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Jean-Pierre Filiu est Professeur des universités à Sciences Po (Paris) en histoire du Moyen-Orient contemporain. Il vient de publier « Le Nouveau Moyen-Orient, les peuples à l’heure de la révolution syrienne » (Fayard, 2013) et répond à cette occasion aux questions de Pascal Boniface.

En quoi la question syrienne est-elle centrale aujourd’hui pour l’avenir du monde arabe ?
L’ensemble du monde arabe est entré depuis plus de deux ans dans une phase de profonde transformation historique. Cela ne signifie pas que des révolutions vont éclater partout, mais que l’élan contestataire est généralisé, car les peuples arabes veulent reprendre en mains leur destin. La Syrie se retrouve au centre de cette nouvelle donne parce que, au-delà des éléments géopolitiques, elle porte à un degré de violence extrême la confrontation entre, d’une part, le régime Assad, prêt à sacrifier une bonne partie du pays et de sa population pour demeurer en place, et, d’autre part, le mouvement révolutionnaire, initialement pacifique, et contraint de se militariser pour éviter la liquidation. Le despote syrien s’appuie sur le soutien inconditionnel de la Russie et de l’Iran, qui équivaut à une co-belligérance active, mais aussi sur la passivité du reste du monde, pour qui la supposée « stabilité régionale » importe plus que le sort de tout un peuple. La victoire de la révolution en Syrie vaudra ainsi renversement de perspective dans un Moyen-Orient qui ne pourra plus être le fruit d’arrangements extérieurs, mais devra émaner du choix des peuples concernés. Les frontières issues de la colonisation ont beau être iniques et artificielles, elles seront consacrées par le processus même de cette lutte de libération. Et c’est une dynamique d’entraînement politique beaucoup plus qu’une subversion transfrontalière qui fera de cette Syrie enfin libre une référence pour les autres peuples arabes.

 


Vous refusez l’affirmation selon laquelle le clivage chiite-sunnite est le clivage principal dans la région. Pourquoi ?


L’historien que je suis doit inlassablement rappeler que la plupart des commentaires martelés aujourd’hui comme des évidences sont le produit de circonstances somme toute récentes. N’oublions jamais que les Alaouites ne sont pas plus chiites que les Mormons ne sont protestants : ils représentent une secte bien distincte, avec ses croyances propres, d’ailleurs largement couvertes par le secret de l’initiation. L’alliance forgée entre le père de Bachar al-Assad et l’ayatollah Khomeyni, en 1979, n’a rien à voir avec un chimérique « croissant chiite », car elle repose sur une profonde convergence d’intérêts entre deux régimes fondamentalement différents, la Syrie du Parti Baas et la République islamique d’Iran. J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une alliance d’intérêts, avant tout contre l’Irak de Saddam Hussein, et non d’une convergence idéologique. Aujourd’hui, deux Etats entretiennent une politique activement contre-révolutionnaire face au mouvement de contestation au Moyen-Orient, il s’agit de l’Iran et de l’Arabie saoudite. Et ces deux Etats nourrissent l’un et l’autre une fantasmagorie sunnite-chiite qui leur permet de justifier leurs menées contre-révolutionnaires, avant tout en Syrie : l’Iran en appuyant de ses conseillers et de ses matériels le régime Assad, l’Arabie en finançant la surenchère jihadiste contre les révolutionnaires locaux. C’est ce que je décris dans mon livre comme « la malédiction du pétrole », car seule la manne pétrolière permet à Téhéran comme à Riyad d’œuvrer ainsi contre la révolution syrienne.


En quoi l’affaire libyenne rétroagit-elle négativement sur la Syrie ?


Une occasion historique a été perdue à l’automne 2011, lorsque Nicolas Sarkozy, David Cameron et Barack Obama ont tous trois tiré des leçons incorrectes de l’engagement de l’OTAN en Libye. Ils ont en effet constaté que le renversement du dictateur libyen n’avait pas accentué leur popularité dans leur opinion respective, alors qu’un échec militaire aurait pu leur coûter cher. Ils ont donc tous trois décidé de ne pas renouveler une expérience aussi risquée. Le plus grave est qu’ils ont dès lors analysé la Syrie à l’aune d’un supposé « précédent » libyen, alors même que les révolutionnaires syriens ne demandent pas une intervention étrangère, mais des armes face à une dictature suréquipée. Le Conseil national syrien (CNS), constitué en octobre 2011, était bien plus légitime et représentatif que le Conseil national de transition (CNT), établi à Benghazi en mars 2011. Mais là où Paris, Londres et Washington ont reconnu très vite le CNT comme la seule autorité libyenne, rompant les relations avec Tripoli, et précipitant ainsi les défections, les puissances occidentales ont refusé de faire un geste comparable en direction du CNS. Les pressions en faveur de « l’unification » de l’opposition syrienne ont logiquement abouti à l’effet inverse d’encourager les tendances centrifuges. Un an et demi plus tard, on attend encore les équipements occidentaux qui permettraient à la direction révolutionnaire de s’installer enfin dans des zones libérées, jusqu’à aujourd’hui exposées à la toute puissance du régime Assad dans les airs et par l’artillerie.
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