L'édito de Pascal Boniface

« L’État islamique de Mossoul » – 4 questions à Hélène Sallon

Édito
12 mars 2018
Le point de vue de Pascal Boniface

Hélène Sallon est journaliste au Monde, à la rubrique Moyen-Orient du service International depuis 2014. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « L’État islamique de Mossoul : histoire d’une entreprise totalitaire », aux éditions La Découverte.


Comment expliquer que l’État islamique fut, au départ, plutôt bien accueilli par les habitants de Mossoul ?


La chute de Mossoul aux mains des djihadistes de l’État islamique a été rapide et soudaine : la ville est tombée en quatre jours entre le 6 et le 10 juin 2014. Tous les éléments étaient réunis pour que Mossoul tombe sans résistance : minées depuis des années par la corruption et la politisation de leur chaîne de commandement, les forces de sécurité se sont effondrées et ont battu en retraite.


Les djihadistes n’ont pas affiché tout de suite leur vrai visage et se sont associés à d’autres groupes insurgés sunnites, dont des groupes baathistes, pour prendre la ville. Ils se sont posés en libérateurs de la population sunnite – majoritaire dans la ville – opprimée par les autorités chiites de Bagdad et leurs forces de sécurité. Ce discours a trouvé son public, car sous l’effet de la politique discriminatoire menée par le Premier ministre Nouri Al-Maliki (2008-2014), notamment après le retrait américain de 2011, la majorité sunnite de Mossoul était victime d’un harcèlement quotidien des forces de sécurité – à majorité chiite – et leurs chefs étaient sujets de campagnes d’arrestations.


Une majorité de la population a donc vécu la chute de la ville comme une » libération » et pensait que les djihadistes remettraient le pouvoir à des élites locales.


Mais « en trois mois, ils ont découvert leur vrai visage : les interdits, les taxes et les exécutions », écrivez-vous. Pouvez-vous développer ?


Les combattants de l’État islamique ont distribué, le 13 juin 2014, leur « Constitution de la ville » qui définissait déjà les interdits et les peines encourues en cas d’infraction, notamment les « houdoud », châtiments publics. Les interdits recouvraient aussi bien le fait de fumer, de porter le voile intégral et de ne sortir qu’en cas de nécessité pour les femmes, que les activités politiques. Les châtiments encourus allaient des coups de fouet à l’exécution, en passant par une main coupée.


Pendant les premières semaines, les djihadistes n’ont pas appliqué ces règles. Elles l’ont été progressivement au cours de l’été, jusqu’à leur mise en place complète en septembre 2014. La police religieuse, « hisba », chargée d’appliquer le contrôle social et de faire respecter les règles, était apparue mi-juillet. À l’automne 2014, le piège s’était totalement refermé sur les habitants de Mossoul, qui ne pouvaient par ailleurs plus quitter la ville (seuls 500 000 l’avaient fait lors des premières semaines). Plus de deux millions de Mossouliotes vont ainsi vivre pendant plus de deux ans sous le joug des djihadistes, de plus en plus stricts dans l’application de leur Constitution, et paranoïaque sous la pression des forces irakiennes et de la coalition.


Mossoul est libérée, mais vous décrivez une ville détruite et une population sans aucun repère…


Mossoul, qui est coupée en son centre par le Tigre, est aujourd’hui une ville à deux vitesses, où les disparités Est/Ouest sont énormes. La bataille de reconquête de l’est de Mossoul, entre octobre 2016 et janvier 2017, a été plutôt facile pour les forces irakiennes, car les combattants djihadistes se sont repliés au fur et à mesure de leur avancée vers les quartiers ouest. En conséquence, il y a eu peu de dégâts matériels et humains dans cette partie de la ville. La vie a très vite repris après la libération, car les riches marchands et familles de la ville – notamment ceux qui avaient fui à l’arrivée de l’EI – ont reconstruit les commerces et les restaurants. Cette partie de la ville est aujourd’hui particulièrement animée et elle accueille de nombreux déplacés des quartiers ouest. Dans cette deuxième partie de la ville, qui a été reprise entre février et juillet 2017, les combats ont en revanche été extrêmement violents face aux djihadistes assiégés et résolus à combattre jusqu’à la mort. Des milliers de civils – le chiffre exact reste à ce jour inconnu – ont trouvé la mort dans ces combats et les dégâts matériels sont considérables. On estime que 70 % de la vieille ville, qui concentre une majeure partie du patrimoine historique et culturel de la ville, a été détruite, de même que certains autres quartiers où les combats ont été acharnés. La violence de la bataille a laissé beaucoup d’amertume parmi les habitants de l’ouest de Mossoul envers les forces irakiennes et de la coalition internationale. La lenteur de la reconstruction, qui s’amorce à peine dans ces quartiers, ajoute encore à ce sentiment.


Votre conclusion n’est pas très optimiste : manuels scolaires et sermons qui prêchent la haine, corruption, clientélisme, violences qui déterminent l’accès au pouvoir. Peut-on espérer la mise en place d’un véritable projet national en Irak ?


Beaucoup d’Irakiens sont eux-mêmes inquiets qu’aucune réponse ne soit encore apportée aux causes mêmes de la chute de Mossoul et des provinces sunnites irakiennes – discours extrémiste, confessionnalisme, corruption, clientélisme et violence. Certaines élites, et notamment le Premier ministre irakien, Haïder Al-Abadi, sont désormais conscientes qu’il ne pourra être mis un terme au cercle vicieux de l’extrémisme et de la violence en Irak qu’en s’emparant à bras-le-corps de tous ces problèmes. On observe, depuis sa nomination à la tête du pays en août 2014, une volonté de redonner une centralité à l’État irakien et de dessiner un projet national. Cela lui vaut d’ailleurs le soutien de la communauté internationale qui place beaucoup d’espoirs en lui et s’inquiète, par exemple, de savoir s’il parviendra à être reconduit pour un second mandat après les élections législatives du 12 mai.


Mais, qu’il s’agisse de la démilitarisation des milices chiites qui ont contribué à la lutte contre l’État islamique ou de la lutte contre la corruption, on voit bien que les moyens entrepris restent trop limités face à l’ampleur de la tâche. C’est un défi énorme, fruit de l’échec du système mis en place après l’invasion américaine de 2003 et la chute du régime de Saddam Hussein. L’État entier est à refonder.


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