L'édito de Pascal Boniface

Face au terrorisme, évitons le terrorisme intellectuel

Édito
26 octobre 2020
Le point de vue de Pascal Boniface


Le 21 octobre, sur le plateau de 28 minutes sur Arte, Pascal Bruckner a accusé Rokhaya Diallo « d’avoir entraîné la mort des douze de Charlie, d’avoir armé le bras des tueurs ». Lourdes accusations sur lesquelles nul n’est revenu sur le plateau pour aider Rokhaya Diallo, qui a dû se débrouiller seule. Sur quoi repose une accusation aussi grave ? Sur une simple pétition que Rokhaya Diallo avait signée en 2011, qui venait critiquer la ligne de Charlie Hebdo. Cette pétition n’appelait en aucun cas à des violences contre Charlie Hebdo, ni même à son interdiction : il s’agissait d’exprimer un désaccord avec la ligne du journal. Moi-même je n’ai pas signé cette pétition, mais j’ai publié un article à l’époque qui critiquait la ligne de Charlie Hebdo. Je suis Charlie, j’ai été horrifié comme tout le monde par cette tuerie abominable, tout en ne partageant pas la ligne éditoriale de Charlie. Être Charlie, c’est protester contre l’assassinat des douze de Charlie, et au-delà contre la violence pour des idées, mais ce n’est pas forcément devoir être d’accord avec la ligne du journal. Et on se rappelle la fameuse phrase de Voltaire, même si elle n’est pas vraiment de lui : « Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je mourrai pour vous permettre de défendre vos idées ». On a aujourd’hui l’impression que c’est l’inverse : « Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je vous empêcherai d’exprimer vos idées ». Finalement, être Charlie c’est aussi pouvoir exprimer des désaccords avec Charlie. Ne pas être Charlie, c’est approuver les attentats. On peut donc être Charlie et ne pas apprécier Charlie, ce qui est mon cas et je continue à le revendiquer. Je pense que Charlie Hebdo a tous les droits de s’exprimer tant qu’il ne viole pas la loi de la République – et le journal a de fait gagné son procès donc ce n’était pas le cas. Il faut bien distinguer la critique du passage à la violence : chacun peut être critiqué et personne ne doit être violenté ou attaqué pour ses idées. Quelles que soient les positions des uns et des autres dans le cadre du débat démocratique, aucune violence ne peut être tolérée à l’égard de quiconque. Mais toutes les critiques doivent être admises tant qu’elles sont exprimées dans un cadre républicain.

Pascal Bruckner, qui avait soutenu la guerre d’Irak et dénoncé ceux qui s’y opposaient en les accusant d’être des soutiens de la dictature, n’est pas seul et on entend de plus en plus cette petite musique lancinante, on entend qu’il y a eu des lanceurs d’alerte que l’on n’aurait pas écouté, qui ont dénoncé l’islamisme pendant que d’autres composaient avec lui. On vient alors confondre ceux qui luttaient contre les discriminations, contre le racisme avec ceux qui soutenaient l’islamisme terroriste. Cette assimilation est inadmissible. Et parler de lanceurs d’alerte me semble assez inappropriés. Je vois plutôt des pompiers pyromanes. En effet, c’est une déformation sémantique que d’affirmer que ces supposés lanceurs d’alerte dénonçaient l’islamisme : c’est plus souvent l’islam tout entier qui a été dénoncé, en témoignent les unes de certains médias. Voici quelques exemples de ces unes qui s’affichent non seulement sur les magazines et journaux, mais aussi sur les devantures de kiosques, de quoi frapper les esprits bien au-delà du lectorat d’un hebdomadaire : Le Point « Cet islam sans gêne » ; L’Express « Islam : le danger communautariste » ; Le Point « Peut-on encore être français ? » ; Le Point « L’immigration, l’enquête qui dérange » ; Valeurs actuelles, « Peur sur la France » ; Marianne « Immigration : pourquoi il faut tout dire » ; Valeurs actuelles « A-t-on encore le droit d’être Français » ; Marianne « Laïcité, il faut se ressaisir » ; Valeurs actuelles « L’invasion des mosquées : deux nouvelles constructions en France chaque semaine » – les mosquées, pas l’islamisme – ; Valeurs actuelles « L’islam ou rien » ; Valeurs actuelles « Immigration, le grand remplacement » ; Le Figaro « La France musulmane » ; La Vie « Houellebecq : l’islam et le malaise français » ; Valeurs actuelles « Peur sur la France : islam – et si Houellebecq avait raison ?» ; L’Express « Nous sommes la France » – ce qui veut dire que les musulmans pas vraiment ; Marianne  « Vive la République et ceux qui la défendent vraiment » ; L’Express « La république face à l’islam » ; Le Point « Les chrétiens face à l’islam » ; Valeurs actuelles « Migrants, stop » ; Le Point « Comment peut-on être Français ? » ; Valeurs actuelles « Touche pas à mon église » ; L’Express « Migrants, pourquoi les français n’en veulent pas ? » L’Express « L’occident face à l’islam » ; Le Point « Banlieues, pauvreté : les impostures de la gauche » ; Le Figaro « Les intellectuels et l’islam, engagement à haut risque ». Très souvent ce n’est donc pas l’islamisme qui a été dénoncé et critiqué, c’est l’islam tout court. Les mêmes qui disent avoir dénoncé l’islamisme ont souvent été muets concernant les discriminations dont souffrent les musulmans, les agressions dont les musulmans sont victimes. D’ailleurs récemment deux musulmanes ont été attaquées au couteau, il n’y a pas réellement eu de protestations et certains ont même nié le caractère raciste de cette agression. Or si on ne veut pas nourrir l’islamisme et le radicalisme, il faut aussi lutter contre les discriminations, contre le racisme antimusulman, parce que ce dernier vient, entre autres facteurs, nourrir l’islamisme. Toutes ces polémiques sur le voile qui serait une menace contre la République, les mamans voilées qui participeraient à un complot en accompagnant les sorties scolaires ont créé un climat malsain pour ne pas dire complotiste. Toutes les études académiques sérieuses en témoignent Khosrokhavar, l’un des plus grands universitaires travaillant sur la question, dans une récente étude, distingue trois types de voile – le traditionnel, le fondamentaliste et le personnel – et explique qu’à bannir de l’espace public ou à vouloir bannir de l’espace public le voile personnel, on facilite l’éclosion du voile fondamentaliste. Mais ceux qui dénoncent le port du voile ne reposent généralement pas leur opinion sur des études, mais simplement sur des ressentis. Faut-il rappeler que Madame Latifa Ibn Ziaten a été attaquée parce qu’elle porte un voile lorsqu’elle tient des conférences. Qu’on puisse reprocher à cette femme admirable, qui passe son temps à se rendre dans les établissements scolaires pour lutter et transmettre un message de vivre ensemble, de paix et dont le fils a été assassiné par Mohamed Merah en 2012, de porter un voile en dit long. Madame Latifa Ibn Ziaten ne peut très honnêtement pas être considérée comme une islamiste.

On assiste dans ce climat dramatique à la culpabilisation des militants antiracistes que l’on accuse d’avoir pactisé avec l’islamisme pour des questions de clientélisme. Mais ceux qui le dénoncent ne reprennent-ils pas à leur compte des thèses d’extrême droite sur les musulmans pour des motifs clientélistes ? Pour surfer sur la vague d’extrême droite qui se renforce et qu’ils renforcent ? Le climat est lourd actuellement. Le terrorisme a à nouveau frappé la France. Nous devons une fois encore faire front commun face à lui pour ne pas qu’il gagne. Il ne faudrait surtout pas que ce terrorisme physique suscite une autre forme de terrorisme, le terrorisme intellectuel.
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