L'édito de Pascal Boniface

Le chercheur doit être un éclaireur, pas un soldat

Édito
25 mars 2020
Le point de vue de Pascal Boniface


 

Le débat d’idées n’est pas toujours évident. Les chaînes d’information en continu sont régulièrement accusées de le tirer vers le bas et de privilégier l’invective sur l’argumentation rationnelle. C’est en effet parfois le cas dans certaines émissions, mais ce n’est pas systématique, il faut se méfier des amalgames et des stigmatisations. Il faut aussi se méfier de la nostalgie d’un paradis perdu. Injures en tout genre, allant de « vipères lubriques » à « hitlero-trotskyste », y compris parfois des injures ouvertement racistes ou antisémites étaient beaucoup plus fréquentes par le passé.

Certains ont tendance à accuser leurs contradicteurs d’être de mauvaise foi. C’est parfois le cas, mais là non plus ce n’est pas systématique. Un tel soupçon doit être documenté. Il doit être établi, avant d’émettre une telle accusation, que cette personne déforme les faits ou les propos, tient des raisonnements différents face à des situations similaires, etc.

Chacun d’entre nous est le fruit d’une construction et d’une formation intellectuelle liées à notre éducation, aux rencontres que nous avons pu faire, à l’influence exercée par tel professeur, tel interlocuteur, tel livre qui nous a conduit à appartenir, plus ou moins, à l’école de pensée à laquelle nous nous rattachons.

Les facteurs psychologiques peuvent également compter. Certains seront plus tentés d’appartenir à la majorité, parce que cela leur paraît plus logique ou plus confortable. D’autres préféreront par réaction prendre le pli inverse. Même si une école de pensée n’est pas une secte et contient de multiples tendances, de multiples facettes, elle forme quand même un ensemble dont on apprécie les autres membres et dont il est parfois difficile de prendre le contrepied.

Mais revenons à notre propos initial sur le débat d’idées. Quel doit être le rôle d’un chercheur ? Son rôle est d’aider à une meilleure compréhension du monde qui nous entoure, de mettre son savoir au service du public, des décideurs. Il n‘est pas « neutre », car il peut, même il doit, prendre parti. Il le fait en fonction de son vécu, de son expérience, de ses analyses qu’il applique à une situation concrète.

Il doit donc, à défaut d’une neutralité impossible, être intègre, c’est-à-dire ne pas mentir sciemment pour l’utilité de sa démonstration, ne pas occulter volontairement des faits qui viendraient à l’encontre de sa démonstration.

Il ne doit pas être « borné », parvenir d’abord à une conclusion en fonction de son inclination pour chercher ensuite les arguments utiles. Il doit au contraire faire évoluer sa position en fonction d’informations nouvelles.

 

J’ai été très impressionné par un TEDx que j’ai vu récemment. Il date de 2016 et est réalisé par Julia Galef, de San Francisco, cofondatrice du Center for Applied Rationality.

Je vous le conseille vivement. Que nous dit Julia Galef ?

Elle distingue deux types de fonctionnements cognitifs, de mentalités, qu’elle associe d’un côté au soldat et de l’autre à l’éclaireur (le scout).

Le jugement du soldat est fortement voire strictement, influencé par le camp qu’il veut voir gagner. Il est avant tout influencé par son appartenance à un groupe et par la vision de ce groupe. La même décision sera soutenue ou contestée selon qu’elle soit prise par un camp ou un autre. Il va approuver une idée, une décision qui vient en faveur de son équipe, de son camp, mais critiquera la même chose si l’équipe adverse l’utilise. Son opinion (pré- déterminée) est forgée par son appartenance à un camp qui est prédéterminante.

L’éclaireur, lui, recherche ce qui est exact, pas ce qui est confortable. Sa mission est d’apporter des informations utiles à son camp pour qu’il ne se fasse pas piéger ou qu’il puisse prendre l’avantage. Il doit donc aller contre ses propres préjugés qui peuvent l’aveugler et l’induire en erreur. Sa motivation est non pas de se convaincre comme le soldat, mais de voir la réalité aussi précise qu’elle puisse être et donc de tester en permanence ses propres jugements, dans l’intérêt de sa mission. Un soldat qui change d’avis sera considéré comme faible, ou traitre. Un éclaireur qui le fait, sera considéré comme fort et utile. Il doit être fier et non pas honteux de changer sa perception si elle s’avère inexacte. Le soldat va cacher la nouvelle qui lui déplaît si elle heurte ses convictions car cela va le mettre mal à l’aise, il préfère ne pas la connaître. La sentinelle va être à l’affût de toutes les nouvelles : il n’y en a pas de bonnes ou de mauvaises, il n’y en a que d’utiles.

Le chercheur en sciences sociales doit être une sentinelle, non pas un soldat. Il peut, bien sûr, avoir des convictions, mais il doit accepter, sauf à trahir sa mission, de les confronter à la réalité et de les modifier si les circonstances le demandent. Il doit se méfier en permanence de ses propres préjugés, se référer à des sources variées sans se contenter d’aller vers celles qui confirment son opinion.

 
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