L'édito de Pascal Boniface

« L’économie mondiale 2020 » – 3 questions à Sébastien Jean

Édito
10 octobre 2019
Le point de vue de Pascal Boniface


Directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), Sébastien Jean répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution du rapport annuel du CEPII sur l’économie mondiale, « L’économie mondiale 2020 » aux éditions La Découverte.

En 2008, lors du premier G20, les chefs d’État et de gouvernement soulignaient la nécessité vitale de rejeter le protectionnisme. Où en est-on aujourd’hui ?

Le retournement est saisissant : une décennie plus tard, les recommandations d’ouverture convenues ont fait place à la revendication du protectionnisme comme argument électoral, tandis que les menaces de droits de douane additionnels ont remplacé les rappels obligés à la nécessité de nouvelles libéralisations. Le protectionnisme de Donald Trump en est l’illustration la plus frappante, mais il serait erroné de croire que les tensions commerciales actuelle ne résultent que des obsessions d’un homme. Elle signe aussi l’essoufflement d’un système commercial multilatéral négocié il y a plus de 25 ans, que ses principaux participants n’arrivent pas à réformer alors même que la réalité des échanges a fondamentalement changé, avec le développement accéléré de plusieurs grands pays émergents dont la Chine, le déploiement des multinationales occidentales dans le monde entier, et la fin de la domination économique et stratégique sans partage des États-Unis qui avait suivi la chute du rideau de fer. Aujourd’hui, les États-Unis craignent la concurrence économique et stratégique de la Chine et considèrent que les accords de l’OMC, dont ils ont pourtant été les architectes principaux, avantagent indûment la Chine. L’UE partage d’ailleurs une bonne partie de ces préoccupations, même si elle désapprouve les politiques agressives de Trump.

L’obsession de D. Trump pour les déficits commerciaux n’a pas empêché celui des États-Unis de croître de 10 % en 2018…

En effet, et pour un homme qui se targue de son pragmatisme, on ne peut pas dire que ce soit un résultat brillant ! Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Les droits de douane n’ont que très peu d’effet sur le déficit commercial d’un pays, qui reflète avant tout une insuffisance d’épargne par rapport à l’investissement -ou un excès de consommation par rapport à la production, ce qui revient au même. L’augmentation des droits de douane ne résout pas ces déséquilibres. En l’occurrence, il a même aggravé le déficit commercial par sa réforme fiscale, qui a creusé le déficit public. Ce manque de cohérence se reflète aussi dans la tentation de démondialisation qui affleure parfois chez Trump, alors même que sa volonté de projeter la puissance économique américaine dans le monde reste manifeste. Son objectif le plus clair est finalement aujourd’hui la réorientation de la politique commerciale américaine autour de la concurrence stratégique avec la Chine : ne pas se laisser rattraper ou dépasser par la Chine dans les secteurs de haute technologie les plus stratégiques, et « découpler » les deux économies, c’est-à-dire limiter leurs interdépendances. En l’occurrence, c’est une gageure parce que les liens sont extrêmement complexes et intriqués, comme l’ont montré les conséquences des sanctions contre Huawei, qui menacent le géant chinois mais sont aussi très problématiques pour un certain nombre d’acteurs américains de la tech.

Selon vous, l’Europe aurait compris que le strict respect des règles ne suffit pas pour défendre ses intérêts. Comment cela se traduit-il ?

L’Union européenne n’est pas un État, c’est une organisation régionale fondée sur des accords entre pays. Donc le respect des règles est pour ainsi dire dans son ADN, il est le mieux conforme à la fois à ses valeurs et à ses intérêts. A l’inverse, elle n’est pas à son avantage dans la confrontation fondée sur les rapports de forces politiques, parce qu’elle n’a pas la cohésion politique d’un État. Cela pose la question de la capacité de l’Europe à défendre ses intérêts économiques et stratégiques face à une concurrence internationale de plus en plus intense, dans une mondialisation marquée par des tensions géopolitiques toujours plus fortes. Pour y répondre, l’Union européenne a commencé à renforcer ses politiques de commerce et d’investissement, par exemple en réformant ses instruments de défense commerciale pour mieux répondre aux pratiques de concurrence déloyales par le dumping ou les subventions, en créant un mécanisme coordonné de surveillance des investissements étrangers dans les secteurs sensibles, et en relançant les discussions sur la réciprocité dans les marchés publics. Elle a répondu de manière ferme aux mesures protectionnistes américaines qui ont frappé ses exportations dans l’acier et l’aluminium. La prise de conscience s’est aussi manifestée dans les premiers mois de l’année 2019 par des appels du patronat puis du ministre de l’Économie allemands en faveur de politiques industrielles et commerciales plus interventionnistes, chose impensable il y a peu de temps encore ; puis par une communication de la Commission européenne qualifiant la Chine de « rival systémique », et soulignant que la bonne approche à cet égard relevait du « jugement politique ». Même si les manières et les mesures sont autrement plus policées que celles de Donald Trump, il s’agit bien d’une reconnaissance que la concurrence internationale est redevenue un sujet où l’action politique tient une place centrale. Il s’agit d’un tournant, montrant que l’Union européenne elle aussi considère que le strict respect des règles ne suffit plus à défendre ses intérêts. Il est particulièrement révélateur en matière commerciale, où les mérites du système commercial fondé sur des règles ont été régulièrement loués depuis la création de l’OMC. Une illustration supplémentaire, s’il en était besoin, que la crise actuelle dépasse la seule personne de Donald Trump et la seule politique commerciale des États-Unis.
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