L'édito de Pascal Boniface

« Atlas géopolitique du sport » – 4 questions à Lukas Aubin

Édito
3 novembre 2022
Le point de vue de Pascal Boniface
Jean-Baptiste Guégan est consultant, spécialiste des questions sportives. Lukas Aubin est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé sur la géopolitique du sport et de la Russie. Ils co-signent l’« Atlas géopolitique du sport » aux éditions Autrement. Lukas Aubin répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de leur ouvrage.

Dès les Jeux de la Grèce antique, rayonner par le sport a une telle importance que chaque côté cherche déjà à attirer les meilleurs talents. Déjà des transferts ?

Bien sûr ! Étudier la géopolitique du sport, c’est remonter à ses origines. Grâce à l’étude de poteries, de tablettes d’argile ou de fresques, les historiens s’accordent pour dire que les premières traces des Jeux antiques remontent à 3 000 ans avant J-C. Néanmoins, ils se démocratisent réellement à partir du VIIIe siècle avant notre ère par l’intermédiaire des prestigieux Jeux panhelléniques en Grèce. Dès lors, durant plus d’un millénaire, ils se tiennent tous les quatre ans au solstice d’été pendant la pleine lune à Delphes, Olympie, Corinthe ou encore Némée. Comme les derbys actuels entre l’OM et le PSG, certaines rivalités entre cités grecques se cristallisent lors des rencontres sportives. Spartiates et Athéniens rivalisent d’ingéniosité pour prendre le dessus l’un sur l’autre. Il n’est pas rare qu’ils falsifient illégalement les lieux de naissance d’athlètes venus d’autres cités pour performer au plus haut niveau et remporter des victoires de prestige. Par ailleurs, durant ces événements, il est coutume de respecter la trêve olympique. C’est-à-dire de ne pas faire la guerre le temps de la compétition. Et, comme la Russie depuis 2022 en raison de la guerre en Ukraine, Sparte est exclue des Jeux antiques entre 420 et 400 av J.-C pour avoir violé cette règle. On le voit, les transferts illégaux et les exclusions politiques ne sont pas l’apanage du sport contemporain.

Peut-on vraiment diviser le monde entre « sportocraties » et « sportocratures » ?

Cette nomenclature est une ébauche de proposition afin de comprendre les nouveaux enjeux de la géopolitique du sport au XXIe siècle. Elle est la continuité de mes travaux sur le modèle sportif en Russie sous Vladimir Poutine (Cf. La Sportokratura sous Vladimir Poutine : une géopolitique du sport russe. Bréal/2021). En réalité, depuis la chute de l’URSS, les rivalités de pouvoir entre les États à travers le sport ont muté. Durant la guerre froide, le sport était principalement utilisé par l’URSS et les États-Unis pour mesurer leur puissance. Dans le même temps, la majorité des événements sportifs se tenait en Occident. Après 1991, à l’aune de l’émergence d’un monde multipolaire, le sport s’est démocratisé. Il est devenu une arme utilisée par de nombreux États pour révéler leur puissance aux yeux des peuples de la planète. Qatar, Russie, Chine, Brésil, Afrique du Sud, nombreux sont les pays émergents aux fortunes colossales dans les années 1990 et 2000 à avoir fait du sport une priorité.

Désormais, on distingue principalement deux modèles, avec évidemment de nombreuses variations. D’une part, nous avons les « sportocraties » qui correspondent grossièrement aux pays occidentaux, dont les systèmes sportifs se caractérisent généralement par une économie libérale, des acteurs privés importants et un État peu interventionniste. Par opposition, nous avons l’émergence massive et diversifiée de « sportocratures » depuis une trentaine d’années environ. Fruits de régimes verticaux à tendance autoritaire, elles considèrent le sport comme un élément de puissance destiné à être contrôlé. En Russie, en Chine, au Qatar, ou en Arabie Saoudite, les régimes utilisent des acteurs économiques étatiques ou proches du pouvoir pour contrôler le sport et en faire un vecteur de contrôle social, de soft power ou encore de diffusion d’un narratif national. Bien entendu, à l’heure de la mondialisation, tous les États – démocratiques ou autoritaires – cherchent à s’approprier le sport. Néanmoins, les moyens mis en œuvre pour arriver à cette fin diffèrent selon la nature du régime.

Pourquoi les États du Golfe font-ils du sport une priorité géopolitique ? 

Typiquement, les États du Golfe sont un exemple de « sportocratures » dans le sens où ils ont théorisé, pensé, administré le sport pour mieux l’utiliser grâce aux leviers inhérents à leur système monarchique. Via leurs fonds souverains nationaux alimentés par d’immenses réserves gazières et pétrolières, le Qatar et l’Arabie saoudite cherchent par exemple à utiliser le sport pour maintenir leur dynastie en interne et préparer l’après-pétrole à l’étranger. Si cette double-stratégie est efficace, car désormais les États du Golfe “existent sur la carte” partout dans le monde, elle présente néanmoins des limites. En effet, le sport est un instrument à double tranchant. Il peut être une tribune positive pour un État à l’international. Mais il peut être également un tribunal médiatique lorsque le sport n’est pas utilisé selon les canons idéologiques occidentaux. Depuis quelques mois, le Qatar en fait les frais puisqu’il est sans cesse critiqué dans les médias en Europe de l’Ouest ou aux États-Unis en raison du non-respect de l’environnement, des droits de l’homme, du droit des femmes ou encore des droits LGBTI. En ce sens, le sport est la Cassandre des nouveaux enjeux géopolitiques contemporains puisqu’il est le simulacre de conflits idéologiques qui ne disent parfois pas leur nom.

Pourquoi l’entreprise Red Bull s’est-elle constitué un empire sportif ?

Évidemment, le sport n’est pas l’apanage des États. Il est également un enjeu de pouvoir pour les entreprises privées. À ce titre, Red Bull est probablement l’une des entreprises qui utilisent le plus l’arme du sport power. Groupe austro-thaïlandais vendeur de boissons énergisantes, il met un point d’honneur depuis sa création en 1984 à diversifier ses activités pour rayonner à l’échelle planétaire via les sports extrêmes, l’organisation de compétitions sportives ou encore le sponsoring de clubs de premiers plans. Dès lors, Red Bull utilise le sport comme un pilier de son image et de son identité. Cette stratégie est si efficace que l’entreprise participe même de la création et de la diffusion de nouveaux sports à l’échelle internationale, notamment les sports issus de la culture underground. Aujourd’hui, Red Bull vend donc des cannettes de boisson énergisante associée à une image sportive. L’idée est la suivante : si vous en buvez, vous améliorerez vos performances. Un succès marketing évident mais paradoxal à l’aune des effets négatifs pour la santé que peut engendrer la consommation de la boisson qui « donne des ailes ».
Tous les éditos