L'édito de Pascal Boniface

« Sunnites et chiites » – 4 questions à Laurence Louër

Édito
10 novembre 2017
Le point de vue de Pascal Boniface
Laurence Louër est professeure associée à Sciences Po — CERI. Ancienne consultante permanente au Centre d’analyses et de prévisions du ministère des Affaires étrangères, elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : « Sunnites et chiites : histoire politique d’une discorde », aux éditions du Seuil.

Vous faites remonter le clivage géopolitique entre chiites et sunnites à l’année 1501, quand le chiisme devient religion d’État pour les Safavides, au sein d’un territoire qui correspond grosso modo à l’Iran. Pouvez-vous expliquer ?

La construction étatique et impériale safavide s’est effectuée en miroir de la construction ottomane. Les Ottomans étaient en effet la principale puissance musulmane de l’époque. Au moment de l’émergence de l’Empire safavide, ils avaient conquis la plupart des territoires arabes et affirmaient incarner la continuité du califat sunnite. L’objectif des Safavides, dans ce contexte, était de faire du chiisme une religion officielle, à l’image de ce qu’était le sunnisme depuis longtemps. Les deux courants de l’islam se sont donc, pour la première fois, trouvés incarnés au sein de deux États rivaux, qui se sont d’ailleurs affrontés dans plusieurs guerres au sud de l’Irak actuel.

C’est à partir des Safavides que le chiisme s’est trouvé étroitement associé à l’Iran, où il n’a pratiquement jamais cessé d’être la religion d’État et y est devenu une véritable religion nationale. Par ailleurs, les Safavides ainsi que les autres dynasties iraniennes, y compris les Pahlavis au XXe siècle, ont toujours utilisé le chiisme comme relais de leur influence à l’extérieur de leurs frontières, notamment en finançant les institutions religieuses chiites.

Cette ligne de fracture entre Ottomans et Safavides continue d’influencer la géopolitique régionale aujourd’hui, notamment dans la zone du Golfe persique. Ainsi, c’est parce que l’État-nation irakien a été édifié sur cette ligne de fracture que le clivage entre sunnites et chiites y est si difficile à surmonter. Jusqu’en 2003, les gouvernements irakiens successifs, dominés par des Arabes sunnites pourtant minoritaires, ont considéré les chiites comme des Iraniens ou affidés de l’Iran, ennemi héréditaire, cherchant à empiéter sur le territoire national. La rivalité entre l’Irak et l’Iran, qui se sont affrontés entre 1980 et 1988 dans l’une des guerres les plus meurtrières de la seconde moitié du XXe siècle, peut se lire comme l’un des effets à long terme de cette vieille fracture.

L’antagonisme actuel entre l’Arabie saoudite et l’Iran perpétue également cette fracture. Ces deux États se présentent chacun comme les défenseurs d’un « vrai islam » : sunnite wahhabite pour l’Arabie saoudite ; chiite pour l’Iran. Dans les deux cas, la religion est une idéologie d’État qui légitime le pouvoir, à la fois en interne et en externe.

C’est le roi Abdallah de Jordanie qui, le premier, a parlé de « croissant chiite ».

La formule du roi Abdallah de Jordanie a connu un tel succès qu’elle est parfois devenue un véritable paradigme d’analyse des reconfigurations de la géopolitique régionale, après le changement de régime en Irak en 2003, qui a porté les chiites au pouvoir. Elle pointait le fait que la chute de Saddam Hussein avait levé l’un des principaux verrous à l’expansion des réseaux d’influence iraniens dans le monde arabe. Les Iraniens, alliés à la Syrie depuis le début des années 1980 et très présents au Liban par l’intermédiaire du Hezbollah, pouvaient désormais établir une continuité géographique chiite, du Liban à l’Irak, sans compter leur influence au sein des importantes communautés chiites au Koweït, au Bahreïn et même en Arabie saoudite.

Or, parce que cette formule synthétise les différents préjugés des sunnites envers les chiites, perçus essentiellement comme des relais de l’influence iranienne, elle occulte l’hétérogénéité religieuse, ethnique et politique de ces derniers. Ainsi, le modèle politique iranien, République dirigée par un clerc, est une ligne de faille religieuse et politique : la plupart des grands savants religieux chiites considèrent que ce modèle n’est pas valide sur le plan religieux et certains mouvements islamistes chiites, notamment ceux présents dans les monarchies du Golfe, critiquent l’ambition hégémonique iranienne.

Par ailleurs, certaines communautés que l’on qualifie de « chiites » n’ont qu’un lointain rapport avec le chiisme duodécimain (qui reconnaît une lignée de douze Imams), aujourd’hui très largement majoritaire au point de constituer une forme d’orthodoxie. Ainsi en est-il des alaouites dont sont issus les dirigeants de la Syrie depuis les années 1960 et que la plupart des savants religieux chiites duodécimains ne considèrent pas comme des musulmans. Quant aux zaydites du Yémen, bien qu’ils soient historiquement rattachés au chiisme depuis le XVIIIe siècle, ils se sont rapprochés du sunnisme au point que nombre de leaders islamistes sunnites yéménites (Frères musulmans et salafistes) sont en fait nés dans des familles zaydites. L’alliance avec l’Iran de la milice zaydite houthiste (du nom de la famille de clercs zaydite qui l’a formée et la dirige), dictée par des considérations d’opportunité politique alors même que des divergences doctrinales importantes persistent, pourrait inverser cette tendance et « re-chiitiser », au moins partiellement, le zaydisme. Très probablement, cela diviserait la population zaydite entre « sunnisants » et « chiisants ».

Vous expliquez qu’en Irak les sunnites sont apparus au moment où la réalité confessionnelle chiite a été ancrée au sein d’un pouvoir d’État. Pouvez-vous développer ?

En Irak, comme dans d’autres pays de la région, les sunnites, y compris lorsqu’ils sont minoritaires sur le plan démographique, se représentent comme majoritaires, car ils projettent leur identité religieuse au sein d’un espace géographique bien plus large que celui des États-nations, dans lequel ils incarnent en effet la norme dominante. En outre, même lorsqu’ils sont minoritaires démographiquement, ils sont le plus souvent dominants politiquement : cela a été le cas en Irak jusqu’en 2003, et au Bahreïn jusqu’à aujourd’hui. L’Iran est la seule exception à cette règle, où les Safavides sont parvenus à reléguer les sunnites dans des zones périphériques sur le plan géographique et politique.

Dès lors, ce n’est en effet que lorsqu’ils sont confrontés à une domination politique chiite directe, ou à sa menace, qu’ils se perçoivent comme sunnites et non plus simplement comme musulmans. Pour autant, malgré certaines tentatives, ils ont toutes les difficultés à se structurer en communauté minoritaire. Il semble qu’il y ait fondamentalement quelque chose qui résiste à la communautarisation, sans doute cette difficulté à accepter que, dans certains contextes, ils n’incarnent pas la norme dominante.

Dans le cas irakien, cette difficulté a été redoublée par la politique identitaire du régime de Saddam Hussein, qui consistait à mettre sous le boisseau les identités confessionnelles. Il ne mettait pas en avant une identité religieuse sunnite, mais se présentait comme le représentant des vrais Irakiens – implicitement les sunnites arabes –  par opposition aux étrangers — implicitement les chiites et les kurdes. L’une des valeurs politiques dominantes était le refus du communautarisme, qui était dépeint comme une attitude typique des chiites. Dans ce contexte, les sunnites irakiens ne s’étaient pas dotés de puissantes institutions religieuses susceptibles de construire, représenter et mobiliser leur identité confessionnelle.

Qu’est-ce qui pourrait rendre stratégiquement moins opératoire ce clivage ?

Deux facteurs pourraient atténuer la conflictualité politique liée au clivage entre sunnites et chiites :

  • Le premier serait que le gouvernement irakien accepte d’être autre chose que le bras armé de la revanche des chiites et incorpore, en position satisfaisante, les sunnites dans les institutions politiques. Il s’agit donc de donner à la transition irakienne une toute autre direction que celle qu’elle a prise.

  • Le second serait un apaisement de la guerre froide entre l’Arabie saoudite et l’Iran, qui passerait par des négociations directes entre les élites politiques des deux pays à propos d’un partage des zones d’influence dans la région. Des signes indiquent que le prince héritier saoudien, Mohammed bin Salman, n’y est pas hostile et, qu’en tout cas, il ne s’agit pas pour lui d’une question d’idéologie religieuse. D’une manière générale, il faut se rappeler que les relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran n’ont pas toujours été si mauvaises, comme en témoignent les années 1990. Si la rivalité persiste, elle n’empêche pas le dialogue et les échanges.


S’il se poursuivait, le rapprochement de l’Arabie saoudite avec l’Irak tout au long de l’année 2017 pourrait marquer un premier pas dans le bon sens. D’une part, il permettrait peut-être aux Saoudiens, qui ont de nombreux relais notamment dans les tribus sunnites d’Irak, de peser positivement dans des négociations qui permettraient de faire une vraie place aux sunnites dans ce pays. D’autre part, il pourrait définir les modalités d’un dialogue avec les Iraniens.

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