L'édito de Pascal Boniface

3 scénarios pour l’Afghanistan – Entretien avec Serge Michailof

Édito
27 janvier 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
Serge Michailof a été le directeur exécutif chargé des opérations de l’Agence Française de Développement (AFD, 2001/2004). Il a auparavant passé 8 ans comme directeur opérationnel à la Banque Mondiale à Washington. Pendant une carrière de plus de quarante ans consacrée au développement des pays du Sud il a travaillé dans plus de 60 pays situés sur tous les continents. Il est l’auteur de « Notre maison brûle au sud », éditions Fayard.
1. Après la mort de quatre Français en Afghanistan, et la relance du débat sur la présence militaire étrangère dans ce pays, quels sont les scénarios envisageables pour l’avenir de l’Afghanistan ?

Je ne vois que trois scénarios possibles. Il est à noter qu’aucun de ces scénarios n’est satisfaisant ni pour la population afghane, ni pour les forces occidentales impliquées dans ce conflit.

Le premier évidemment serait la victoire des Talibans et leur réinstallation sur l’ensemble du pays, qui est un scénario qu’il ne faut pas du tout exclure, ceci dans le cadre d’une débâcle du régime Karzaï et d’un départ précipité des forces occidentales.

Le deuxième scénario, c’est celui d’une guerre civile, entre d’une part, les Talibans qui seraient soutenus, financés par le Pakistan et qui contrôleraient les régions pachtounes, du sud, de l’est et du centre du pays, contre une reconstitution de l’ancienne Alliance du Nord regroupant des chef de guerre Tajiks, Ouzbeks et Hazaras qui seraient soutenus par l’Inde en premier et accessoirement par la Russie et l’Iran, pays qui n’ont aucune envie de voir un régime taliban intégriste s’installer sur l’ensemble de l’Afghanistan.
Ce scénario est assez plausible, dans la mesure où l’Inde et le Pakistan sont toujours prisonniers de leur rivalité historique et engagés dans des conflits indirects en particulier au Cachemire. La récente signature d’un accord entre le régime Afghan et l’Inde pour entraîner les forces de sécurité afghanes attise la paranoïa pakistanaise. La tentation sera grande pour l’Inde de rendre au Pakistan la monnaie de sa pièce pour les ennuis que celui-ci lui crée au Cachemire, en l’empêchant de reprendre le contrôle de l’Afghanistan.

Le troisième scénario qui est le scénario le plus plausible sur le court terme, c’est-à-dire après le retrait des forces occidentales en 2014, serait ce que j’appellerais, pour reprendre l’expression anglo-saxonne, le « muddle-through » c’est-à-dire on va essayer de faire vivre cahin caha le régime Karzaï avec ou sans Karzaï à sa tête. Cette solution est réaliste à court terme, dans la mesure où les Américains ont réussi depuis 2009 à construire une armée afghane, dont ils assurent intégralement le financement, et qui malgré ses faiblesses ‒notamment les attaques portées directement contre les formateurs occidentaux, ce qui montre bien que c’est un point sensible pour les Talibans‒ peut tenir au moins les centres urbains pendant un certain temps.
Mais je ne crois pas à la viabilité à terme de cette option, qui est, encore une fois, la plus plausible sur le court terme, tout simplement parce que l’appareil d’État afghan qui devrait soutenir l’armée de type moderne qui est en train d’être construite à grands frais par les Américains, est toujours déliquescent et parce que le fonctionnement non seulement des forces de sécurité mais de la quasi-totalité de l’appareil d’Etat afghan dépendra très largement et ce pour une dure indéterminée de soutiens budgétaires occidentaux. Or ces derniers se fatigueront de soutenir un pays classé 180ème sur 183 à l’indice sur la corruption de Transparency International.
2. Les Talibans ont pris le pouvoir en mettant fin à la guerre civile, donc on en revient, après dix de présence militaire occidentale, aux deux scénarios majeurs : la guerre civile ou les Talibans. Est-ce que globalement ces dix ans ont été un échec ?

Cela a été pire qu’un échec, ça a été une série de drames et d’occasions perdues. On voit bien tous les facteurs de déstabilisation au niveau sous régional que ce conflit va comporter. Déstabilisation au niveau du Pakistan, qui est déjà un État fragile malgré ses bombes nucléaires, avec un classement en indice de développement humain lamentable (170ème), c’est-à-dire pire que Haïti et les Comores, où le pouvoir politique est décrédibilisé, extrêmement corrompu, et l’armée elle-même est fortement contestée. Risque de déstabilisation également d’une partie de l’Asie centrale, qui est pénétrée par les réseaux mafieux de la drogue. On voit que l’on va se retrouver avec une situation sous régionale extrêmement préoccupante.
3. Quelles sont les données fondamentales de l’économie afghane, après ces dix années de guerre ?

C’est une économie qui a connu un dynamisme assez soutenu puisque l’on a des taux de croissance qui nous font rêver, qui sont de l’ordre de 9 à 10 % par an. Mais c’est une économie artificielle, « boostée » à la fois par l’aide internationale (le volume de l’aide internationale en 2011 sera égal au montant du PIB, 15 milliards de dollars) et par la guerre. Les activités de construction, de transport et la fourniture de services de sécurité ont créé une espèce de bulle économique. Le retrait des troupes occidentales va provoquer une contraction sévère de cette économie qui va se replier sur ses fondamentaux, soit une économie rurale peu productive ‒en dehors de la production d’opium qui est une très grande réussite sur le plan économique (estimée à environ 5 milliards de dollars, soit le tiers de l’économie formelle).
Or les grands bénéficiaires de la drogue ne sont pas les paysans afghans, mais toute la chaîne de trafic au niveau national et international.

Non, décidément les perspectives ne sont pas brillantes…
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