L'édito de Pascal Boniface

« Poutine » – Trois questions à Frédéric Pons

Édito
14 novembre 2014
Le point de vue de Pascal Boniface

Frédéric Pons est journaliste, spécialiste de géopolitique, rédacteur en chef à Valeurs actuelles. Il enseigne à Saint-Cyr, est membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, ainsi que président d’honneur de l’Association des journalistes de défense. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « Poutine», paru aux éditions Calmann-Lévy.


Dans la presse, on parle beaucoup de l’appartenance de Poutine au FSB. Cela est-il vraiment un facteur clé de l’explication de son tempérament ou de sa politique ?


Vladimir Poutine a appartenu au KGB pendant seize ans, de 1975 à 1991. Cette période est importante mais ne suffit pas à expliquer son tempérament ou sa politique. Sa carrière au KGB a été médiocre, décevante pour lui. Il se rêvait espion à l’étranger: il n’a passé que cinq ans hors de l’URSS, même pas à l’Ouest, mais à Dresde, loin des intérêts prioritaires de l’URSS et du KGB. Quand il décida de donner sa démission, personne ne retint ce petit lieutenant-colonel un peu terne. Plus tard, le président Boris Eltsine le nomma patron du FSB (successeur du KGB), plus pour disposer d’un subalterne loyal que pour ses talents d’espion.


Il n’en reste pas moins qu’il a été officier du KGB…


Vouloir réduire Poutine à cette caricature de « kagébiste » ou d’« ancien espion » n’a aucun sens. Avant même d’entrer au KGB, le jeune Poutine avait ce très fort goût du secret qui le caractérise (c’est un grand timide), sa brutalité de comportement et son langage rugueux (ceux du petit caïd des rues qu’il fut). Sa capacité de prendre des décisions parfois foudroyantes et d’exploiter les faiblesses de ses adversaires s’explique par sa pratique des échecs et surtout du judo, dont il a tiré son sens tactique dans les négociations.


Mais les gens qui l’entourent ne sont-ils pas des anciens des services ?


Depuis sa première élection en 2000, son entourage appartient à trois cercles. D’abord, des anciens de l’administration ou de l’université de Saint-Pétersbourg, ceux avec qui il avait travaillé entre 1990 et 1996. Ensuite, des anciens des services, bien que les statistiques que je révèle dans mon livre montrent que les kagébistes autour de lui ne sont pas si nombreux que cela et pas toujours aux postes décisionnaires. Poutine s’est plus servi du KGB (ou du FSB) qu’il ne l’a servi. Le troisième cercle de confiance regroupe des gens testés depuis son arrivée au pouvoir.


Et que fait Poutine de tout cela ?


Il réalise la synthèse de ces courants, comme celle des différentes traditions historiques de son pays : l’empire des tsars, l’empire soviétique, la démocratie autoritaire depuis 1991, les valeurs spirituelles de l’orthodoxie et les valeurs matérialistes des soviets, la voie vers un système libéral et le choix d’une économie plus administrée. En pratique, son pouvoir incarne une sorte de centrisme conservateur, évoluant entre les durs et les modérés.


L’impopularité de Poutine en Occident et sa popularité en Russie semblent être inversement proportionnelles. Comment l’expliquer?


Vladimir Poutine est le fils d’un pays qui a subi quatre traumatismes majeurs en moins d’un siècle qui ont fait perdre leurs valeurs et leurs repères à des générations entières et tué des dizaines de millions de Russes. Ce fut d’abord la révolution bolchevique de 1917, avec l’anéantissement de l’ordre et des valeurs d’un empire vieux de plusieurs siècles. Il y eut ensuite les phénoménales saignées de la période stalinienne (famines, purges, goulag). A cela, s’ajoute la terrible guerre patriotique contre le Reich hitlérien, marquée par le siège de Léningrad (un épisode douloureux dans l’histoire même de la famille Poutine). Tout cela s’achève avec la dissolution de l’empire soviétique en 1991, suivie par dix ans d’anarchie et de pillage.


Qu’est-ce qui fait la popularité de Poutine ?


Il a proposé aux Russes une politique énergique de restauration morale et politique qui semble porter ses fruits. Les Russes lui savent gré d’avoir remis de l’ordre, d’avoir mis au pas l’administration et les oligarques, d’avoir combattu et vaincu le péril djihadiste dans le Caucase, de s’être associé à l’Eglise orthodoxe pour défendre la famille et les « valeurs de la Russie éternelle », et de vouloir protéger les 30 à 40 millions de Russes de la diaspora. L’Occident n’a retenu, à tort, que la « dictature de la loi » qu’il assume (y compris sur l’interdiction de la propagande homosexuelle et les peines appliquées aux Pussy Riots), son passé de kagébiste, la dureté de la guerre contre les Tchétchènes, ses postures viriles ou martiales un peu ridicules, etc…


Quel est l’objectif de Poutine vis-à-vis des Occidentaux ?


Il veut réaffirmer la puissance de la Russie et lui redonner sa place perdue. Il ne veut pas subir la loi d’un monde unipolaire, qu’il estime placé sous la tutelle de l’Amérique. Il refuse la poussée de l’Otan vers l’est, qu’il associe à une volonté d’encerclement par les Etats-Unis. Son attitude en Géorgie, puis en Ukraine, s’explique par ce refus : il crée des conflits périphériques pour neutraliser toute nouvelle expansion de l’Otan. Il a réussi en Géorgie en 2008 (l’Ossétie du sud). Il tente de réaliser la même chose en Ukraine, avec la Crimée et les régions séparatistes. Poutine veut aussi dissocier l’Europe des Etats-Unis. Pour lui, les intérêts européens ne sont pas toujours ceux de l’Amérique. Il avait d’ailleurs proposé à l’UE une « Europe de Lisbonne à Vladivostok ». La maladroite fin de non-recevoir des Européens l’a conduit à se tourner vers l’Asie, avec un partenariat stratégique russo-asiatique. Ce choix n’est pas définitif. L’Europe retournant à plus d’indépendance et de réalisme politique pourrait voir Poutine revenir vers elle, dans une posture moins provocatrice et plus constructive. Il faut pour cela que les dirigeants européens sortent de la diplomatie d’émotion en vigueur, renouent avec le réalisme politique et sachent définir une vraie stratégie à l’égard de l’Europe orientale et de la Russie.

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