L'édito de Pascal Boniface

« Hors-jeu » – 3 questions à Olivier Mouton

Édito
28 avril 2017
Le point de vue de Pascal Boniface
Olivier Mouton est journaliste à l’hebdomadaire Le Vif/L’Express. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Hors-jeu : 22 matchs de foot qui ont marqué l’histoire », aux éditions Armand Colin. À travers 22 matchs légendaires, ce livre raconte les liens entre le football, l’Histoire et la géopolitique.

En quoi le football est-il le reflet de la géopolitique ?

Les 22 matchs de ce livre permettent de tirer le fil de petites histoires qui racontent la grande Histoire de manière éclatante. C’est un miroir passionnant et édifiant des grandes tendances de la géopolitique, de 1872 à 2017. Entre les deux guerres mondiales, le football devient un outil de manipulation des masses aux mains des dictateurs, Mussolini en tête. Après 1945, le sport explose et accompagne les premières tensions de la guerre froide, les actes de résistance, puis ses périodes d’apaisement. En 1954, la construction européenne du football précède la naissance de la Communauté économique européenne (CEE) ; elle anticipe ensuite son élargissement.

Devenu la plus grande entreprise du monde, le foot est aujourd’hui l’expression la plus aboutie du néolibéralisme et de l’argent fou, jusqu’à l’éclatement de la bulle financière. Il est encore l’illustration du métissage (la France « black-blanc-beur »), puis du repli sur soi identitaire qui a suivi. Le livre se termine d’ailleurs par cet incroyable double Brexit, le vote britannique pour la sortie de l’Union européenne (UE) et, pratiquement au même moment, la défaite tout aussi surprenante de l’équipe d’Angleterre contre l’Islande lors de l’Euro français.

Oui, le foot est un reflet de la géopolitique. Et par moments, il en est même un acteur.

Selon vos exemples, peut-on dire que le football est au service des dictateurs ou qu’il est un instrument de lutte contre l’arbitraire ?

Le football a une telle capacité d’attraction, est un tel vecteur d’émotions pures, qu’il est un instrument redoutable sur le plan politique, dans tous les registres. Quasiment tous les 22 chapitres de mon livre en attestent. Comme évoqué précédemment, les dictateurs l’ont habilement utilisé dans les années 1930, puis lors de la guerre froide. Mais la force de ce sport ultra-populaire s’est aussi retournée contre ceux-ci quand des joueurs (Sindelar en Autriche, ceux du Honved Budapest…) ont décidé de résister : je raconte comment ils ont pris le risque d’utiliser leur notoriété pour lutter contre l’arbitraire, au prix de leur vie.

Le football est aussi un véhicule de l’identité nationale, le plus profond peut-être. C’est un outil de diplomatie soft (la construction européenne, le rachat du Qatar par le PSG…) ou de conquête commerciale (l’investissement de Red Bull à Lepzig). Bien sûr, son impact réel doit être relativisé : tout le monde se souvient que la victoire de la France « black-blanc-beur » en finale de la Coupe du monde 1998 n’a pas empêché Jean-Marie Le Pen d’arriver au second tour de la présidentielle française quatre ans plus tard. Mais là encore, le football accompagne les évolutions du monde.

N’est-il pas devenu aujourd’hui une grande soupe globale décolorée dans laquelle les convictions et les choix de cœur profonds s’estompent, parfois ? Le Barça n’a-t-il pas incarné pendant de longues années une forme de résistance catalane et altermondialiste, avant de vendre son âme… au Qatar ? J’ose imaginer par ailleurs que les deux prochaines coupes du monde, en Russie (2018) et au Qatar (2022), seront édifiantes de par l’exploitation de l’aura du football par ces régimes d’un autre temps. Les 22 matchs que je raconte sont passionnants parce qu’ils ont tous un scénario extraordinaire et qu’ils se terminent tous, au fond, par une morale implicite.

Une histoire de la construction européenne peut-elle être écrite par le football ?

C’est précisément ce que ce livre s’emploie à faire. Il raconte comment le football accompagne les grands tournants de l’histoire européenne, voire les précède. Il s’attarde ainsi sur ce 15 juin 1954, quand les responsables des fédérations française, belge et italienne – Henri Delaunay, José Crahay et Ottorino Barassi –, se réunissent dans une salle du prestigieux hôtel Euler à Bâle pour créer l’Union des associations européennes de football (UEFA), trois ans avant le traité de Rome créant les Communautés européennes. Il met en avant un match apparemment anecdotique – la lourde défaite 6-0 de l’équipe nationale turque à Bologne contre l’Italie – parce qu’il s’agit du premier match de la Turquie en tant que membre de l’UEFA, une audace politique que n’aura pas l’UE.

De nombreux autres parallèles existent. Le Danemark remporte l’Euro 92 au moment où les dirigeants européens apportent des réponses au « non » exprimé par les Danois lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. Kim Vilfort, second buteur de la finale, dira : « Nous avons été reconnus deux fois par la Communauté européenne en même temps. » Le tout sur fond d’exclusion de la Yougoslavie, martyrisée par la première guerre sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale. On pourrait encore évoquer l’arrêt Bosman, métaphore de la libre circulation des travailleurs, ou les triomphes consécutifs de l’Espagne surendettée en pleine crise financière. Sans oublier le Brexit, qui clôture provisoirement cette histoire par un rétrécissement de l’Union.

Oui, le football peut raconter l’histoire européenne ! Du moins, s’amuser à le démontrer comme je l’ai fait dans ce livre permet un bel exercice pédagogique : ce livre ouvre des portes et des fenêtres pour permettre de s’intéresser à cette construction européenne trop souvent décriée.
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