L'édito de Pascal Boniface

Corée : au-delà de l’enjeu régional, un enjeu global (1/3) – Un développement vertigineux, une démocratie enracinée

Édito
6 mai 2019
Le point de vue de Pascal Boniface


Les tirs de missiles de courte portée effectués par la Corée du Nord samedi 4 mai montrent que les espoirs sur une prochaine dénucléarisation de la Corée du Nord sont loin d’être réalisés. Ils montrent également les limites de la stratégie de Trump. La Corée du Sud fait son maximum pour en limiter les conséquences négatives.

Un développement vertigineux, une démocratie enracinée

S’il fallait démontrer qu’il n’y a pas de malédiction géopolitique qui ne puisse être défiée et relevée, que l’histoire n’est pas écrite à l’avance et que l’organisation, l’efficacité de l’État développeur, l’intelligence collective et la volonté sont des déterminants plus fondamentaux que l’état des lieux a un moment « m », la Corée du Sud en serait la parfaite démonstration.

Certes elle n’a ni la taille ni le poids de la Chine et son ascension n’a, de ce fait, pas les mêmes répercussions stratégiques à l’échelle mondiale. Mais lorsque l’on regarde le chemin parcouru par ce pays depuis 1945, on ne peut s’empêcher d’éprouver un profond respect et même une admiration sincère.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, tout juste libérée de la douloureuse occupation japonaise, la Corée n’existe pas, comme d’ailleurs les 3/4 des pays actuellement membres de l’ONU (où elle n’a été admise, conjointement à la Corée du Nord, qu’en 1991, après la fin de la guerre froide). Au sortir de la guerre qu’elle a subie de 1950 à 1953, elle est quasiment entièrement détruite. Mais aujourd’hui, la Corée du Sud représente le rare exemple d’une formidable réussite économique qui s’accompagne d’un épanouissement démocratique plein et entier. Elle est le 11e PIB mondial, la 5e puissance exportatrice de la planète tout en ne se classant qu’au 51e rang mondial pour sa population (51 millions d’habitants). Concernant l’indice de développement humain (IDH), elle se situe à un très honorable 17e rang des pays du monde.

En 1960, la Corée du Sud et le Ghana disposaient chacun d’un PIB de 200 $ par habitant et par an. Les pronostics, à l’époque, étaient favorables au pays africain, riche en matières premières et à l’abri des tempêtes géopolitiques contrairement à la Nation asiatique. Certains « spécialistes » allaient jusqu’à dire que le confucianisme prégnant en République de Corée constituait un facteur aggravant devant entraver son développement, faute de capacité d’initiative. Aujourd’hui, le PIB par habitant sud-coréen est de 28 000 dollars, quand celui du Ghana (pourtant pays africain montré en exemple) est de 1500 dollars.

Lorsque la Corée est libérée de l’occupation japonaise et accède (de nouveau) à l’indépendance, elle n’a aucune classe dirigeante. Ici comme ailleurs, les occupants veillent à éviter le développement des élites locales occupées. Les Coréens vont partir de rien, ce qui a pour avantage de permettre tous les possibles. Le fondateur de Hyundai était un travailleur manuel[1], celui de Korean Air était chauffeur de voiture, celui de Samsung est issu de la classe moyenne.

La Corée du Sud base alors son développement sur l’État qui, comme au Japon, organise et appui l’envol des grands groupes et surtout mise sur l’éducation. Dès les années 1980, les établissements sud-coréens décernent autant de diplômes d’ingénieurs que la Grande-Bretagne, l’Allemagne de l’Ouest et la Suède réunies. À la fin de la décennie, la Corée du Sud (43 millions d’habitants) compte 1,4 million d’étudiants, l’Iran (54 millions d’habitants) 145 000 et l’Éthiopie (45 millions d’habitants) 15 000. Ces chiffres expliquent en grande partie la différence de développement même s’il ne faut pas laisser de côté l’importance des liens avec les États-Unis (concernant notamment les investissements et l’accès au marché américain).

La démocratisation de la Corée du Sud a été progressive. Elle débute dans les années 1980, pour devenir pleine et achevée au XXIe siècle. Le pays a connu, depuis la fin du XXe siècle, deux cycles d’alternance politique. Les syndicats y sont puissants et libres. La société civile, puissante, a même joué un rôle majeur dans la chute de la présidente Park[2]. La société est traditionnelle, selon les critères occidentaux, mais la Corée du Sud est un État de droit au sens plein du terme. Cependant, la situation géopolitique la fragilise et fait peser une menace constante sur sa sécurité.

La Corée du Nord, source du clivage politique sud-coréen

La division et la fragilité géopolitique conduisent la Corée du Sud, malgré sa bonne santé économique (en dépit d’un important taux de chômage chez les jeunes, s’élevant 12%), à adopter un profil relativement bas dans les affaires stratégiques mondiales, préférant rester en retrait et ne pas avoir à assumer des responsabilités de puissance globale, qui, selon ses dirigeants, l’exposerait inutilement. Les Coréens sont très peu vocaux : jamais un Sud-Coréen ne verbalisera le concept d’autonomie stratégique.

À Séoul, la question nord-coréenne est d’abord une affaire de politique intérieure, avant d’être une question internationale. Il y a un ministère de la Réunification qui est distinct de celui des Affaires étrangères. La courbe de popularité du président Moon est directement indexée sur le dossier nord-coréen : si un sommet, une rencontre, a lieu, sa côte monte, si les tensions augmentent, elle diminue et quand règne le statu quo, les questions intérieures reprennent le dessus.

L’idée de Nation et d’identité coréenne est extrêmement développée. Tous les Coréens ont encore des membres de leur famille au nord. Le président Moon est lui-même un réfugié de Corée du Nord. La relation est encore charnelle : lorsque les Coréens ont vu l’équipe réunifiée de hockey lors des JO d’hiver de 2018, ils en avaient les larmes aux yeux.

Le clivage politique entre la gauche et la droite porte principalement sur l’attitude vis-à-vis de la Corée-du-Nord, bien plus que sur les critères sociaux et économiques. Schématiquement, la droite estime qu’on ne peut fondamentalement pas faire confiance à la Corée du Nord qui est un ennemi et une menace vitale devant être traitée comme telle et seule une position de force militaire peut en protéger la Corée du Sud. Jusqu’aux années 1980, prôner le développement des contacts avec la Corée du Nord était considérée comme une trahison pouvant conduire à l’emprisonnement. La gauche estime que le développement des contacts permet d’amadouer Pyongyang, la ligne dure se révélant être une impasse et que si l’on veut modifier un état des lieux désagréable, il faut d’abord commencer par le reconnaître.

Kim Dae-jung, ancien dissident élu président en 1998, suit ce raisonnement lorsqu’il lance la Sunshine Policy (faire le pari du rapprochement graduel pour faire baisser les tensions) dont on peut dire qu’elle est une version coréenne de l’Ostpolitik de Willy Brandt. Faut-il rappeler que cette dernière avait été condamnée à l’époque par les chrétiens-démocrates comme une trahison de l’idéal de réunification allemande ? Ils n’allaient pas la remettre en cause pour la suite et elle fut à l’origine de la réunification pacifique réalisée, ironie de l’histoire, sous Helmut Khôl. Un tel consensus n’existe pas en Corée. Les adversaires de la Sunshine Policy ne sont pas venus à résipiscence et lui reprochent toujours de ne déboucher sur aucun résultat et d’avoir pour seul effet le renforcement du régime nord-coréen en alimentant sa stratégie d’extorsion. Selon eux, l’aide économique qui lui est accordée lui permet de boucler les fins de mois sans aucune concession stratégique et de poursuivre son programme balistique et nucléaire. C’est sur cette base que Lee Myung-bak a été élu en 2008 et qu’il change d’attitude vis-à-vis de Pyongyang. Les partisans de la Sunshine Policy mettent en avant qu’elle a au moins eu l’avantage de diminuer l’agressivité nord-coréenne et que la ligne dure n’a fait qu’enraciner la confrontation.

Il y a une autre différence de taille entre les situations allemande et coréenne. L’URSS exerçait un contrôle total sur la RDA, ce qui est loin d’être le cas de Pékin sur Pyongyang. Et de surcroît, il n’y a pas de Gorbatchev chinois.

 

[1] Cf Chung Ju-Yung, Born of this land, Asan Academy, 2019, 356p.

[2] Fille de l’ancien dictateur Park Chung-hee, Park Geun-hye, dirigeante du parti conservateur à l’époque, est élu à la présidence de la République de Corée en 2013. Elle sera destituée de son poste en mars 2017, après une importante mobilisation de la société civile dans le cadre d’une affaire de corruption. Son gouvernement est également critiqué en interne et à l’international pour sa dérive autoritaire à l’égard des partis de gauche et des syndicats.

Cet article est également disponible sur Le club Mediapart
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