L'édito de Pascal Boniface

« Les États-Unis dans le monde » – 3 questions à Célia Belin et Frédéric Charillon

Édito
2 décembre 2016
Le point de vue de Pascal Boniface
Célia Belin, docteure en science politique de l’Université Panthéon-Assas, est chargée de mission États-Unis/relations transatlantiques au CAPS. Frédéric Charillon est professeur des Universités en science politique à l’Université d’Auvergne, notamment. Ils répondent à mes questions à l’occasion de l’ouvrage Les États-Unis dans le monde, paru aux Éditions CNRS.

Vous évoquez une opposition entre « Amérique forteresse » et « Amérique flambeau ». Quels en sont les termes et les enjeux ?

Au-delà des joutes verbales et des guerres de twitter, ce qui s’est joué dans l’élection présidentielle américaine de 2016, est le positionnement de l’Amérique sur la scène internationale. Hillary Clinton et Donald Trump offraient aux électeurs une véritable alternative entre deux approches diamétralement opposées de la relation des États-Unis au reste du monde.

La candidate démocrate, proche de l’establishment, a clamé son attachement au rôle des États-Unis comme garant de l’ordre libéral international mis en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Perçue comme interventionniste, notamment à cause de ses positions en faveur de la guerre en Irak et en Libye, Hillary Clinton croit en l’exceptionnalisme américain et considère que les États-Unis, superpuissance indispensable, ne doivent pas se soustraire à leurs responsabilités internationales. Elle s’inscrit ainsi dans la pensée internationaliste encore dominante à Washington, incarnée par des intellectuels tels que Robert Kagan, auteur de The World America Made, ou Bruce Jones, auteur de Still Ours to Lead, pour qui l’Amérique, flambeau du monde libre, aurait encore vocation à guider les nations alliées hors des ténèbres, quitte à entretenir un réseau d’alliances en Europe, en Asie et au Moyen-Orient, encombrant mais rémunérateur.

À l’inverse, Donald Trump a remis en cause la légitimité de cette vision dominante, en développant une approche de tendance « jacksonienne », du nom du président Andrew Jackson, décrit par Walter Russell Mead comme un mélange d’isolationnisme, nationalisme et unilatéralisme. Donald Trump juge que les alliés de l’Amérique bénéficient des garanties de sécurité de la première puissance mondiale, sans assurer l’effort nécessaire à leur propre sécurité. Le candidat républicain, devenu président-élu, perçoit les relations internationales comme un jeu à somme nulle dans lequel les États-Unis doivent défendre leurs intérêts au sens strict. Dans le même temps, D. Trump cultive une vision obsidionale des États-Unis, qui seraient envahis de toute part, par les immigrés mexicains comme par les musulmans, auxquels il faut interdire l’accès « tant que l’on ne se sait pas ce qu’il se passe ». C’est cette Amérique forteresse avec laquelle le monde devra désormais composer.

Barack Obama a-t-il su adapter le leadership américain au monde post-américain ?

Dès le début de son premier mandat, le président Obama a eu l’ambition de remettre en adéquation la politique étrangère des États-Unis avec les moyens réels du pays et les évolutions géopolitiques.

Le président a d’abord axé son effort sur une stratégie du « retranchement stratégique », incarnée par le retrait d’Irak, la réduction des dépenses militaires, le passage d’une stratégie de contre-insurrection à une stratégie de contre-terrorisme, un usage accru des moyens de la guerre furtive (drones, surveillance, forces spéciales) pour gérer l’instabilité sans procéder à des changements de régime.

Parallèlement, Barack Obama a voulu miser sur de nouvelles formes de leadership, selon la logique du smart power, qui combine hard et soft power dans l’objectif que l’Amérique ne fasse plus un usage systématique et coûteux de la force brute. Le pivot vers l’Asie, le leading from behind en Libye, les négociations commerciales avec l’Asie ou l’Europe et les sanctions économiques à l’encontre de l’Iran et de la Russie sont autant de modalités différentes de ce smart power, avec des succès variables.

Enfin, il a choisi de faire évoluer certains blocages historiques, en ouvrant la possibilité d’une relation pragmatique avec Cuba, le Vietnam ou encore la Birmanie. Si l’accord sur le nucléaire iranien a fait tomber l’un des plus gros tabous de la politique étrangère américaine, il est fragilisé par le retour au pouvoir du camp républicain, qui ne croit pas en son efficacité.

Le président Obama a donc fait fortement évoluer la posture américaine dans le monde. Pour certains, il l’a rationnalisée et renforcée afin de mieux appréhender les défis futurs, mais, pour d’autres, il a aussi contribué à accélérer le passage au « monde post-américain », notamment en créant une impression de vide de pouvoir, par exemple en Syrie, et en favorisant l’affirmation de la Russie et de la Chine. Le débat reste ouvert.

Vous évoquez une position insolite pour les États-Unis : celle d’avoir comme priorité extérieure l’ensemble du système international. Pouvez-vous développer ?

Contrairement à la plupart des puissances qui organisent leurs priorités de politique étrangère autour de deux ou trois cercles d’intérêt (généralement l’environnement stratégique régional, la relation avec les puissances globales, et éventuellement des régions plus lointaines avec lesquelles des liens historiques existent), les États-Unis ont le monde entier pour priorité. D’abord parce qu’ils en ont les moyens : c’est la première puissance mondiale, avec un niveau de dépenses militaires qui continue d’approcher 40% du total de la planète. Ensuite parce qu’ils se considèrent comme une nation exceptionnelle, indispensable, dont dépend la sécurité internationale. Enfin parce qu’il est exact que leurs intérêts politiques et économiques sont globaux.

Dans ces conditions, la priorité n’est pas dictée par la géographie, mais plutôt par l’actualité. Toute crise de nature à remettre en question le système international et les valeurs sur lesquelles repose la suprématie américaine (libre échange, stabilité de partenaires clefs), où qu’elle se situe, devient une priorité. C’est naturellement le cas de beaucoup de pays du monde, à cette différence que seuls les États-Unis ont le réseau diplomatique, l’influence politique et la capacité de projection militaire pour intervenir seuls si besoin à l’échelle universelle.

Un mot enfin sur cette préoccupation typiquement américaine pour le « système international ». Depuis l’époque bipolaire, la question de la structure du système international (est-il devenu unipolaire ? – ce que personne ne soutiendrait plus aujourd’hui – est-il multipolaire ? Apolaire ?) est omniprésente dans le débat intellectuel aux États-Unis. Cette préoccupation existe certes également en Russie et de façon croissante en Chine, mais plutôt sur une tonalité critique, pour contester les équilibres actuels de ce système. Nulle-part autant qu’aux Etats-Unis, elle n’est abordée avec autant de conservatisme. Conservatisme, parce que la question est de savoir si, après, un XXe siècle « américain », le XXIe le sera également. En d’autres termes, il y a aux États-Unis, à juste titre, le sentiment que le pays a réussi à constituer un système international globalement conforme à ses intérêts. Et de façon très singulière, ce système, en soi, et sa préservation (ou son évolution dans le maintien des équilibres) constituent un enjeu de politique étrangère fort.
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