L'édito de Pascal Boniface

Questions à Pierre Buhler – la puissance au XXIe siècle

Édito
9 mars 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
Pierre Buhler vient de publier une grosse somme de 508 pages, véritable traité des relations internationales. Il va recevoir le « prix Anteios du livre de géopolitique » au quatrième festival de géopolitique de Grenoble, qui se tient du 8 au 11 mars.

1. Comment les critères et la notion de puissance ont évolués entre la publication du livre de Raymond Aron, « Paix et guerre entre les nations », dont la première édition remonte à 1962 et votre livre ?

Ouvrage fondateur sur la notion de puissance, « Paix et guerre entre les nations » a été écrit à une époque où la Guerre Froide était à son paroxysme (crise des missiles de Cuba) et où l’antagonisme est-ouest polarisait la réflexion stratégique, sur le plan idéologique comme sur le plan militaire. Le paramètre nucléaire jouait un rôle prépondérant. Un demi-siècle plus tard, cette singularité de l’histoire a laissé place à une situation où les jeux plus classiques de puissance ont repris leurs droits. Mais au moment où Aron écrivait « Paix et guerre entre les nations » se mettaient en place, outre-Atlantique, les prémisses de cette « révolution de l’information » qui bouleverse profondément, aujourd’hui, ce que j’ai appelé la « grammaire de la puissance » : des acteurs qui ne sont pas des États trouvent, grâce à ces technologies, accès à des instruments qui leur permettent de défier la puissance étatique.

2. Peut-on dire qu’il y a un critère qui l’emporte sur les autres ?

Les auteurs classiques accordent aux critères du territoire, du nombre et de l’économie un poids décisif dans la définition de la puissance. On trouve généralement des critères tels que l’organisation, la technologie ou la force d’une identité nationale. Mais ce ne sont là que des instruments au service d’une volonté, comme le suggère la définition de la puissance par Aron: « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités (…) la puissance n’est pas un absolu, mais une relation humaine ».

Ceci étant posé, les formes de plus en plus sophistiquées de l’expression de la puissance s’appuient de moins en moins sur des ressources physiques – le territoire et le nombre – pour faire place à des ressources plus immatérielles, telles que la capacité d’innovation et l’avance technologique, l’influence, la force de conviction, l’attraction, toutes ces démarches que Joseph Nye a désignées par le terme de soft power.

3. Vous parlez de la malédiction des matières premières, mais n’est-il pas des pays qui les gèrent bien ? L’émergence de nouvelles puissances et la hausse de la consommation mondiale n’est-elle pas venue redonner un attrait nouveau aux critères des matières premières comme critère de puissance ?

La « malédiction des ressources » procède d’une observation empirique des phénomènes que connaissent les pays dont une part importante du PIB provient de ressources concentrées (pétrole, gaz…) facilement contrôlables par l’État. Les États-Unis sont le troisième producteur mondial de pétrole, mais cette production ne représente qu’une faible proportion du PIB. Pour la Norvège, la proportion est plus significative, mais le système ouvert de gouvernance permet au pays de gérer, dans la transparence, cette richesse au profit de l’intérêt général.

En revanche, les pays qui sont dotés de ressources concentrées, mais ne jouissent pas d’une culture démocratique avancée sont fréquemment en proie à des syndromes de « folie des grandeurs », d’euphorie de l’argent facile, d’autarcie industrielle improductive. La faiblesse des institutions, l’absence de règle de droit, la gouvernance arbitraire offrent un terreau favorable à des stratégies de captation de la rente liée à l’exploitation de ces ressources par des « entrepreneurs politiques », dessinant les contours de l’« État rentier ». Marqué par une propension au clientélisme, au népotisme, aux horizons courts d’investissements et aux enrichissements rapides, cet « État rentier » a toutes les chances de figurer en bonne place dans les classements mondiaux de la corruption.

Même si quelques indicateurs macro-économiques peuvent faire impression, ce modèle n’est pas une fondation solide pour bâtir la puissance. En revanche, la collaboration de ces pays est très prisée par les puissances en quête de matières premières pour soutenir leur ascension économique et industrielle.

4. quelle est aujourd’hui la pertinence du critère militaire ?

Il y a deux décennies à peine, du temps de la Guerre froide, le facteur militaire était le marqueur ultime de la puissance, en particulier dans son expression nucléaire. Les évolutions intervenues depuis lors en ont singulièrement réduit la prééminence, sans bien sûr l’abolir. Il suffit d’observer la démarche de pays tels que la Chine ou l’Inde, pour lesquels la montée en puissance ne saurait se concevoir sans modernisation de leur outil militaire. Pour un pays comme l’Iran, l’accès à l’arme nucléaire est le principal moyen de s’affirmer dans l’arène de la puissance. Enfin, la puissance militaire américaine reste aujourd’hui l’épine dorsale de la sécurité mondiale.

En même temps, le critère de la force militaire joue un rôle décroissant dans les relations entre États avancés, dont l’« interdépendance complexe » obéit à d’autres considérations que les rapports de force militaires. Qui plus est, s’appliquant au premier chef à des États, le facteur militaire ne rend guère compte de la transformation profonde qu’ont connue les formes et les modalités de la puissance à la faveur de la « révolution numérique ».
Pierre Buhler, « La puissance au XXIe siècle », préface d’Hubert Védrine, CNRS Éditions, Paris 2011
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