L'édito de Pascal Boniface

« On ne peut pas tout dire » – 4 questions à Sébastien Fontenelle

Édito
12 avril 2022
Entretien avec Sébastien Fontenelle, journaliste, auteur de « On ne peut pas tout dire - Petit éloge de la "censure" » aux éditions Michel Lafon.
Sébastien Fontenelle est journaliste. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « On ne peut pas tout dire – Petit éloge de la « censure » » aux éditions Michel Lafon.

Vous dénoncez le fait que certains présentent comme une censure ce qui est en réalité la critique pacifique de leurs dogmes et de leurs injonctions.

La presse et les médias de droite et d’extrême droite, en particulier, ne cessent, depuis des années, de dénoncer « le retour » d’une prétendue « censure », et de répéter qu’ « on » ne pourrait « plus rien dire ». Ce sont le plus souvent les mêmes éditocrates qui sont systématiquement présentés comme les victimes de cette « censure »  –  des gens comme Michel Onfray,  Éric Zemmour. C’est à dire des gens qui, dans la vraie vie, disposent d’un accès illimité à la plupart des médias, où ils peuvent absolument tout dire, même les pires horreurs – et le fait est qu’ils ne s’en privent pas.

Le cas de Zemmour est spécialement éclairant : ses condamnations pour provocation à la haine raciale n’ont nullement dissuadé ses nombreux employeurs – Le Figaro, CNews, Paris Première – de continuer, imperturbablement, à lui offrir des tribunes, quotidiennes ou hebdomadaires, depuis lesquelles il a quant à lui continué à dérouler sa propagande xénophobe. Mais comme il ne sait manifestement pas ce qu’est la honte, il se comparait régulièrement aux dissidents soviétiques victimes de la censure stalinienne.

Lorsqu’il a annoncé sa candidature à l’élection présidentielle, les chaînes de télévision ont dû décompter son temps de parole : c’est une procédure démocratique normale, la même pour tous les candidats. Mais il a de nouveau hurlé à la « censure », en chœur avec ses journalistes d’accompagnement.

Les réseaux sociaux si souvent critiqués le sont également parce qu’ils échappent au contrôle de ces idéologues.

Les contradicteurs de ces prêcheurs de haine ne disposent évidemment pas des mêmes facilités médiatiques qu’eux : il suffit de regarder pendant cinq minutes n’importe quelle chaîne du groupe Bolloré, par exemple, pour constater que la gauche anticapitaliste, antifasciste, antiraciste, et antisexiste n’y est pas exactement surreprésentée. Au contraire, elle n’y apparaît pratiquement jamais alors que ses idées sont très fortement portées ces dernières années par différents mouvements sociaux.

Depuis quelques années, cependant, de nouveaux moyens de communication – principalement les réseaux sociaux – permettent auxdits mouvements de contourner cet obstacle, et de se faire entendre. Et c’est précisément cette installation, dans l’espace public, d’un contre-discours battant en brèche les divagations de l’éditocratie réactionnaire que cette dernière présente comme une « censure ».

Pour le dire plus simplement : quiconque la contredit est accusé de vouloir la bâillonner.

Vous mettez en avant la contradiction d’Alain Finkelkraut qui, dans plusieurs cas de pédophilie (Matznef, Polanski, Duhamel), exonère les coupables en présentant les victimes comme adolescents – et donc n’étant plus des enfants – mais dénie à Greta Thunberg le droit de s’exprimer, car trop puérile.

Lorsque le cinéaste Roman Polanski, toujours poursuivi aux États-Unis pour avoir eu une relation sexuelle avec une enfant de 13 ans et toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt, est arrêté à Zurich (Suisse) en septembre 2009, Alain Finkielkraut se précipite à son secours. Il fait cette déclaration ahurissante : « Polanski n’est pas le violeur de l’Essonne. Polanski n’est pas pédophile. Sa victime (…) n’était pas une fillette, une petite fille, une enfant au moment des faits. C’était une adolescente qui posait nue ou dénudée pour Vogue Hommes. »

Neuf ans plus tard, en 2018, la collégienne suédoise Greta Thunberg, alors âgée de 15 ans et atteinte du syndrome d’Asperger, proteste devant le Parlement de son pays contre l’inaction des dirigeants mondiaux face au dérèglement climatique. Quelques mois plus tard, sur France Inter, où il bénéficie toujours d’un rond de serviette, Finkielkraut vocifère contre cette jeune activiste : « Je trouve lamentable que des adultes s’inclinent aujourd’hui devant une enfant ! Je crois que l’écologie mérite mieux ! » Puis il ajoute : « Et il est clair qu’une enfant de 16 ans, quel que soit le symptôme dont elle souffre, est évidemment malléable et influençable. »

C’est intéressant : pour cet éminent philosophe de médias, la victime de Polanski, âgée de 13 ans, n’était absolument « pas une enfant ». Mais la militante écologiste Greta Thunberg, elle, est « une enfant de 16 ans, évidemment malléable et influençable ». Mais ce n’est pas fini.

En 2020, l’éditrice Vanessa Springora fait dans un livre le récit des deux années passées, lorsqu’elle était âgée de 14 ans, sous l’emprise de l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff. Et cinq jours après la publication de cet ouvrage, Alain Finkielkraut décrète, avec son aplomb coutumier : « Le cas Springora n’est pas un cas de pédophilie. Une adolescente et une enfant, ce n’est pas la même chose. Ça n’a rien à voir avec la pédophilie. »

Reprenons, car on s’y perd : pour Finkielkraut, la victime de Polanski, âgée de 13 ans, n’était pas une enfant. Et la victime de Matzneff, âgée de 14 ans, n’était pas une enfant, mais une adolescente. En revanche : Greta Thunberg, âgée de 16 ans, est une enfant. Et ce n’est toujours pas terminé.

Au mois de janvier 2021, la juriste Camille Kouchner révèle dans un livre que son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, a abusé de son frère jumeau lorsque celui-ci était adolescent. Et de nouveau, Finkielkraut se fait secouriste : après avoir concédé que ce qu’a fait Duhamel est « très grave » et que celui-ci est « inexcusable », il déplore, sur LCI, dans une émission animée par David Pujadas, qu’ « on » ne puisse pas même « essayer » de se demander s’il y a « eu consentement », ni « à quel âge ça a commencé », ni s’il y a « eu ou non une forme de réciprocité » sans qu’ « on vous tombe immédiatement dessus ». Et quand Pujadas lui rétorque que la victime était « un enfant de 14 ans », il produit de nouveau l’argument qui lui a déjà servi pour Polanski et Matzneff : « Et alors ? D’abord on parle d’un adolescent, c’est pas la même chose. »

Il y a là ce qui ressemble d’assez près à l’esquisse d’un schéma : lorsque des mineurs tombent sous l’emprise d’un prédateur de renom, ils doivent absolument être considérés comme des adolescents. Mais lorsqu’une mineure s’élève contre l’inconséquence des adultes qui détruisent la planète, il convient de la discréditer en l’assignant à sa puérilité supposée : elle est donc forcément une enfant, influençable et malléable.

Vous signalez également que beaucoup se plaignent d’une Cancel culture qui aurait envahi le paysage français tout en soit pratiquant eux-mêmes la censure, soit se taisant devant des violations flagrantes de la liberté d’expression.

Où est la gauche de gauche, dans les pages du Figaro ou dans celles de Valeurs actuelles ? Où est-elle, sur CNews ? Nulle part. La plupart des commentateurs sollicités par ces médias, que ce soit dans leurs pages dédiées au « débat » ou sur leurs plateaux, sont de droite, plus ou moins radicale. Et, sauf très rares exceptions, partagent tous, peu ou prou, les mêmes points de vue réactionnaires. Il y a là un effacement de fait des jugements dissonants, un étouffement de fait des voix discordantes : la censure, sournoise, est ici dans l’occultation et la « silenciation » de ces voix.

Par ailleurs, la culture de l’annulation – puisque telle est la traduction de l’expression anglo-américaine « cancel culture » – est, en France, une réalité précisément documentée. En 2017, par exemple, la presse de droite et d’extrême droite a vigoureusement protesté contre la nomination de la journaliste Rokhaya Diallo au Conseil national du numérique (CNN). Résultat : elle a finalement été évincée de cette instance, sous les applaudissements, notamment, de Manuel Valls. Et personne, au sein de la clique qui délire quotidiennement sur le prétendu « retour de la censure », n’a évidemment protesté contre ce scandale.

Autre exemple : en 2020, Le Figaro et Valeurs actuelles se sont étonnés que « la féministe radicale » Alice Coffin « enseigne à l’Institut catholique de Paris ». Elle en a donc été exclue. Et là encore, personne n’a protesté : cette sanction scandaleuse est passée comme lettre à la poste.

 
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